Analyse de Rousseau juge de Jean-Jacques

Préambule

Il s’agit ici d’une analyse du livre de Rousseau pour tenter d’éclaircir les persécutions dont il a fait l’objet. Il ne s’agit pas d’une analyse scolaire type « commentaire de texte » que pourrait rechercher un lycéen, un étudiant ou un professeur. Le sujet que je traite ici est grave et malheureusement toujours d’actualité. J’y révèle des détails personnels voire intimes sur ma situation qui est la même que celle de Rousseau. Si vous tombez sur cette page web pour de mauvaises raisons, vous devriez sans doute la fermer.

Une partie non négligeable de Rousseau juge de Jean-Jacques est reproduite ici. Les textes de Rousseau sont au format « normal » non surlignés. Les mises en gras (emphase) sont faites par moi-même. Enfin, mes analyses et commentaires sont surlignées en jaune. Cela permet une distinction facile et immédiate entre le texte de Rousseau et le mien.

Le texte original de Rousseau juge de Jean-Jacques peut être téléchargé via les liens ci-dessous (format epub ou pdf). Il commence à la page 5977 des œuvres complètes de Rousseau (version pdf) mais le mieux est d’utiliser les signets pour naviguer dans le sommaire de cet œuvre de 9000 pages.

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Le lecteur pourra trouver bizarre que je m’adresse directement à Rousseau en le tutoyant. C’est parce que ce texte est la suite directe de mon Analyse des Rêveries du promeneur solitaire elle-même faisant suite à la Lettre à mon Ami Rousseau. Le lecteur pourrait commencer par lire ces précédents textes s’il veut respecter l’ordre de lecture le plus logique. Cependant cela n’est pas nécessaire en soi pour comprendre ce qui suit. Un point de vocabulaire néanmoins : s’il est question de théorie 1 (ou T1) cela fait référence à la théorie selon laquelle les persécutions que Rousseau et moi-même endurons ont une origine politique. S’il est question de théorie 2 (ou T2), cela fait référence à la théorie selon laquelle les persécutions que Rousseau et moi-même endurons ont une origine métaphysique / surnaturelle.

On pourra remarquer la présence de typos ou de fautes de syntaxe dans les extraits reproduits ci-dessous. Ces erreurs sont également présentes dans l’œuvre complète. Elles viennent probablement de la technique de scan OCR utilisée pour numériser l’œuvre de Rousseau. J’ai essayé d’en corriger le maximum mais il en reste un certain nombre. Néanmoins, il me semble que cela ne gêne pas la lecture.

Enfin, cet ouvrage Rousseau juge de Jean-Jacques est construit de manière un peu particulière : Rousseau met en scène le dialogue de deux personnages : « LE FRANCAIS » et « ROUSSEAU » qui discutent et jugent du sort de « JEAN-JACQUES ». Bien sûr, tout est écrit par Rousseau (si on ne considère pas les falsifications).

Du sujet et de la forme de cet écrit

Voyant cependant tout Paris, toute la France, toute l’Europe, se conduire à mon égard avec la plus grande confiance sur des maximes si nouvelles, si peu concevables pour moi, je ne pouvais supposer que cet accord unanime n’eût aucun fondement raisonnable, ou du moins apparent, et que toute une génération s’accordât à vouloir éteindre à plaisir toutes les lumières naturelles, violer toutes les lois de la justice, toutes les règles du bon sens, sans objet, sans profit, sans prétexte, uniquement pour satisfaire une fantaisie dont je ne pouvais pas même apercevoir le but et l’occasion. Le silence profond, universel, non moins inconcevable que le mystère qu’il couvre, mystère que depuis quinze ans me cache avec un soin que je m’abstiens de qualifier, et avec un succès qui tient du prodige ; ce silence effrayant et terrible ne m’a pas laissé saisir la moindre idée qui put m’éclairer sur ces étranges dispositions. Livré pour toute lumière à mes conjectures, je n’en ai su former aucune qui pût expliquer ce qui m’arrive, de manière à pouvoir croire avoir démêlé la vérité. Quand de forts indices m’ont fait penser quelquefois avoir découvert avec le fond de l’intrigue son objet et ses auteurs, les absurdités sans nombre que j’ai vues naître de ces suppositions m’ont bientôt contraint de les abandonner, et toutes celles que mon imagination s’est tourmentée à leur substituer n’ont pas mieux soutenu le moindre examen.

Cependant, pour ne pas combattre une chimère, pour ne pas outrager toute une génération, il fallait bien supposer des raisons dans le parti approuvé et suivi partout le monde. Je n’ai rien épargné pour en chercher, pour en imaginer de propres à séduire la multitude ; et, si je n’ai rien trouvé qui dût avoir produit cet effet, le ciel m’est témoin que ce n’est faute ni de volonté ni d’efforts, et que j’ai rassemblé soigneusement toutes les idées que mon entendement m’a pu fournir pour cela.

Tu vois que juste au-dessus (voir la fin de mon Analyse des Rêveries du promeneur solitaire »), je me suis livré aussi à une tentative d’explication, celle du jour car j’en ai des dizaines. Comme toi, je reste dans le brouillard et la seule chose que je peux affirmer c’est que je ne sais pas la vérité. Si nous ne trouvons pas c’est peut-être parce que des pans entiers de science nous sont dissimulés et empêchent ne serait-ce que d’imaginer la vérité. A ton époque vous ne connaissiez pas la transmission d’information par onde électromagnétique. Et tout ce que nous sommes capables de faire aujourd’hui par ce biais vous apparaitrez comme de la pure sorcellerie. Il est possible que ne connaissant pas un objet de type « onde électromagnétique » qui reste dissimulé à notre vue, nous ne soyons pas en mesure de sortir la tête de l’eau. Mes autres hypothèses sont en T2. Et dans T2, bon nombre d’hypothèses considèrent que les autres ne savent pas et ne voient pas ce qu’ils nous font endurer. Bref, qu’il n’y a pas d’intentionnalité à chercher dans ce qu’ils nous font et donc qu’ils sont complétement et totalement innocents. Mais cette possibilité, tu l’as déjà envisagée également.

[…]

La forme du dialogue m’ayant paru la plus propre à discuter le pour et le contre, je l’ai choisie pour cette raison. J’ai pris la liberté de reprendre dans ces entretiens mon nom de famille que le public a jugé à propos de m’ôter, et je me suis désigné en tiers, à son exemple, par celui de baptême, auquel il lui a plu de me réduire. En prenant un Français pour mon autre interlocuteur, je n’ai rien fait que d’honnête et d’obligeant pour le nom qu’il porte, puisque je me suis abstenu de le rendre complice d’une conduite que je désapprouve, et je n’aurais rien fait d’injuste eu lui donnant ici le personnage que toute sa nation s’empresse de faire à mon égard.

Ne sachant quel nom choisir pour t’écrire, j’ai décidé de choisir également Rousseau. C’est-à-dire le nom que tu sembles avoir choisi toi-même. J’ai expliqué plus haut (voir Lettre à mon Ami Rousseau) le dilemme auquel j’avais été confronté.

Mais celui qui se sent digne d’honneur et d’estime, et que le public défigure et diffame à plaisir, de quel ton se rendra-t-il seul la justice qui lui est due ? Doit-il se parler de lui-même avec des éloges mérités, mais généralement démentis ? Doit-il se vanter des qualités qu’il sent en lui, mais que tout le monde refuse d’y voir ? Il y aurait moins d’orgueil que de bassesse à prostituer ainsi la vérité. Se louer alors, même avec la plus rigoureuse justice, serait plutôt se dégrader que s’honorer ; et ce serait bien mal connaître les hommes que de croire les ramener d’une erreur dans laquelle ils se complaisent, par de telles protestations. Un silence fier et dédaigneux est en pareil cas plus à sa place, et eût été bien plus de mon goût, mais il n’aurait pas rempli mon objet ; et, pour le remplir, il fallait nécessairement que je disse de quel œil, si j’étais un autre, je verrais un homme tel que je suis.

Je suis confronté au même problème. En lançant cette opération de secours, je suis contraint de me mettre en avant, de me « louer » par certains aspects. Je ne vois pas d’autres solutions pour transmettre le peu que nous savons à d’autres personnes susceptibles d’en avoir grandement besoin. Peut-être qu’un silence fier et dédaigneux aurait plus sa place mais cela signifierait oublier l’idée de main tendue aux autres.

[…]

Après de fréquents et vains efforts, je renonce à ce travail, dont je me sens incapable ; et, faute de pouvoir faire mieux, je me borne à transcrire ces informes essais, que je suis hors d’état de corriger. Si, tels qu’ils sont, l’entreprise en était encore à faire, je ne la ferais pas, quand tous les biens de l’univers y seraient attachés ; je suis même forcé d’abandonner des multitudes d’idées meilleures et mieux rendues que ce qui tient ici leur place, et que j’avais jetées sur des papiers détachés dans l’espoir de les encadrer aisément ; mais l’abattement m’a gagné au point de me rendre même impossible ce léger travail. Après tout, j’ai dit à peu près ce que j’avais à dire : il est noyé dans un chaos de désordre et de redites, mais il y est ; les bons esprits sauront l’y trouver.

Je l’ai trouvé. Je ne peux prétendre sans immodestie être un des bons esprits que tu espérais. J’espère néanmoins l’être.

[…]

Que deviendra cet écrit ? Quel usage en pourrai-je faire ? Je l’ignore, et cette incertitude a beaucoup augmenté le découragement qui ne m’a point quitté en y travaillant. Ceux qui disposent de moi en ont eu connaissance aussitôt qu’il a été commencé, et je ne vois dans ma situation aucun moyen possible d’empêcher qu’il ne tombe entre leurs mains tôt ou tard. Ainsi, selon le cours naturel des choses, toute la peine que j’ai prise est à pure perte. Je ne sais quel parti le ciel me suggérera, mais j’espèrerai jusqu’à la fin qu’il n’abandonnera point la cause juste. Dans quelques mains qu’il fasse tomber ces feuilles, si parmi ceux qui les liront peut-être il est encore un cœur d’homme, cela me suffit, et je ne mépriserai jamais assez l’espèce humaine pour ne trouver dans cette idée aucun sujet de confiance et d’espoir.

Tes feuilles sont entre mes mains et j’espère être l’homme de cœur que tu espérais trouver. Ton écrit me rend un service inestimable. Déjà parce qu’il me signale qu’un autre homme a vécu la même chose. J’ai donc un ami, un frère. D’autre part parce que son contenu m’aide, par croisement avec ma propre expérience. Enfin et bien que cet argument n’ait que peu d’importance, parce que face à tous ceux qui prétendent que je suis fou c’est-à-dire tout le monde, s’ils veulent maintenir leur système cohérent, ils sont contraints d’admettre que tu l’es aussi et alors il faut qu’ils expliquent pourquoi une rue porte ton nom dans chaque ville de ce pays et bien d’autres. Or je n’ai pas souvenir que la France et tous les autres pays de cette planète se soient particulièrement distingués pour honorer leurs cinglés de cette manière. Face à cette contradiction flagrante, ils se taisent et retournent dans leur taupinière à l’abri de la lumière.

Premier Dialogue

Il s’est fait siffler d’eux et de tout son siècle pour avoir toujours soutenu que l’homme était bon quoique les hommes fussent méchants, que ses vertus lui venaient de lui-même, que ses vices lui venaient d’ailleurs.

[…]

LE FRANÇAIS. — Que dites-vous là ? Que vous m’effrayez ! Avez-vous oublié l’engagement sacré que vous avez pris de garder avec lui le plus profond silence, et de ne lui jamais laisser connaître que vous ayez même aucun soupçon de tout ce que je vous ai dévoilé ?

[…]

LE FRANÇAIS. — Ne vous y trompez donc plus. Votre engagement, auquel vous ne pouvez manquer sans violer votre foi, n’a, quant à sa durée, d’autres bornes que celles de la vie. Vous pouvez, vous devez même répandre, publier partout l’affreux détail de ses vices et de ses crimes, travailler avec zèle à étendre et accroître de plus en plus sa diffamation, le rendre, autant qu’il est possible, odieux, méprisable, exécrable à tout le monde. Mais il faut toujours mettre à cette bonne œuvre un air de mystère et de commisération qui en augmente l’effet ; et, loin de lui donner jamais aucune explication qui le mette à portée de répondre et de se défendre, vous devez concourir avec tout le monde à lui faire ignorer toujours ce qu’on sait, et comment on le sait.

ROUSSEAU. — Voilà des devoirs que j’étais bien éloigné de comprendre quand vous me les avez imposés ; et, maintenant qu’il vous plaît de me les expliquer, vous ne pouvez douter qu’ils ne me surprennent, et que je ne sois curieux d’apprendre sur quels principes vous les fondez. Expliquez-vous donc, je vous prie, et comptez sur toute mon attention.

[…]

LE FRANÇAIS. […] Voilà l’état où il fallut amener les choses pour rendre croyables, même avec toutes leurs preuves, les noirs mystères qu’on avait à révéler, et pour le laisser vivre dans une liberté du moins apparente, et dans une absolue impunité : car une fois bien connu, l’on n’avait plus à craindre qu’il pût ni tromper ni séduire personne ; et, ne pouvant plus se donner des complices, il était hors d’état, surveillé comme il l’était par ses amis et par leurs amis, de suivre ses projets exécrables, et de faire aucun mal dans la société. Dans cette situation, avant de révéler les découvertes qu’on avait faites, on capitula qu’elles ne porteraient aucun préjudice à sa personne, et que, pour le laisser même jouir d’une parfaite sécurité, on ne lui laisserait jamais connaître qu’on l’eût démasqué. Cet engagement, contracté avec toute la force possible, a été rempli jusqu’ici avec une fidélité qui tient du prodige. Voulez-vous être le premier à l’enfreindre, tandis que le public entier, sans distinction de rang, d’âge, de sexe, de caractère, et sans aucune exception, pénétré d’admiration pour la générosité de ceux qui ont conduit cette affaire, s’est empressé d’entrer dans leurs nobles vues, et de les favoriser par pitié pour ce malheureux : car vous devez sentir que là-dessus sa sûreté tient à son ignorance, et que, s’il pouvait jamais croire que ses crimes sont connus, il se prévaudrait infailliblement de l’indulgence dont on les couvre pour en tramer de nouveaux avec la même impunité ; que cette impunité serait alors d’un trop dangereux exemple, et que ces crimes sont de ceux qu’il faut ou punir sévèrement ou laisser dans l’obscurité.

Tu rappelles ici que le complot touche le public en entier sans distinction, entre autres, de sexe et d’âge et sans aucune exception. Cela explique pourquoi j’ai jugé bon de ne pas tenir compte de toute référence à ta femme craignant un certain nombre de choses dont la falsification comme je m’en suis expliqué plus haut. L’autre problème est l’âge. Tu as sans doute cette pudeur de ne pas dévoiler ce que cela sous-entend car cela est trop douloureux : l’implication des enfants dans cette trame. Ce point m’est extrêmement douloureux d’une part et donc difficile à traiter d’autre part. Et je ne me sens pas de faire une analyse poussée de la question. Je dirais simplement -- et je reconnais que cela heurte le bon sens, que je suis le premier à en être choqué et que je reste sans aucune piste pour expliquer cela -- que j’ai l’intime conviction qu’au moins un enfant âgé de 10 ans connaissait ma situation et a participé à mes persécutions. La phrase qu’il a prononcé à mon intention fût, en me regardant droit dans les yeux et en souriant : « je suis plus informé que certains adultes ». Dans un tel contexte, le terme « informé » (et ce que l’on sous-entend derrière) appartient au monde des adultes et il est absolument incompréhensible qu’un tel mot, une telle phrase sorte de la bouche d’un enfant de 10 ans. Ce dernier se comporte par ailleurs comme tous les enfants de son âge, il n’a aucune raison d’avoir le moindre grief contre moi et au contraire, je pense qu’il m’aime bien. D’autres manifestations du même genre de sa part se produisirent. Je n’ai aucune explication. Evidemment, à chaque fois, je suis glacé d’effroi même si je feins de ne pas l’être dans l’intérêt de l’enfant.

On nous apprend à l’école que dans les systèmes dits totalitaires du 20ème siècle, les enfants étaient rapidement formés à être des agents. Toujours selon ce qu’on m’a appris à l’école, en Russie à l’époque des révolutions ou de la guerre froide (je ne sais plus et cela n’a pas d’importance) bon nombre de parents auraient été dénoncé par leurs propres enfants. Mais même avec cette explication, j’ai du mal à le croire et je répète que je ne comprends pas. Je sais que bon nombre de lecteurs amis « non-informés » ne pourront pas me suivre sur un chemin si horrible. Qu’ils sachent que j’en suis le premier horrifié. Je n'ai qu’une piste à proposer pour celui qui voudra poursuivre ces trop douloureuses recherches. Au 21ème siècle, il y a eu un succès populaire en livre comme en film nommé « Harry Potter à l’école des sorciers ». Il pourrait s’agir en terme équivoque / c’est-à-dire via un double langage codé, de faire rentrer dans un enseignement spécial un certain nombre d’enfants et ce, très tôt. Cet enseignement spécial n’aurait pas lieu dans une autre école mais dans le même cours, la même leçon que pour les autres enfants. Néanmoins, les enfants sélectionnés pour cet enseignement secret chercheraient systématiquement un deuxième sens caché inclus dans l’enseignement de base. Je reconnais que cela peut sembler tirer par les cheveux et ça l’est peut-être. Je tiens cette idée de la scène célèbre de ce film où les enfants sélectionnés pour suivre la formation de « sorcier » doivent se jeter sur un pilier entre deux quais d’une gare pour rentrer dans un nouveau monde magique et secret. Voici la photo ci-dessous.


Figure 1. “Tout ce que tu as à faire c’est marcher droit vers le mur qui est entre les voies 9 et 10. Et si tu as peur, le mieux est de marcher très vite.”

Il faut aussi comprendre ce que pourrait signifier le dicton « jamais deux sans trois ». Une personne non-informée conviendra qu’a priori ce dicton ne signifie rien de rationnel mais alors pourquoi tout le monde le répète bêtement tout le temps ? Tout change si on met un « e » à la fin de « trois » au lieu d’un « s ». Le trois devient troie. Et troie c’est le cheval de Troie qui ouvre les portes de l’esprit pour y laisser entrer le pouvoir secrètement. Cet esprit, cette personne devient alors un agent / un pion / un espion. L’idée à double sens qu’on peut concevoir dans ce dicton c’est qu’il ne faut jamais laisser des « deux » c’est-à-dire des personnes non-informées sans « troie » c’est-à-dire des agents. L’objectif étant bien sûr la surveillance, le contrôle, la sécurité, la sureté etc… Ce « jamais 2 sans 3 » ne s’arrêterait pas au monde des adultes. Il inclurait également le monde des enfants qui n’est pas moins dangereux et violent ce qui « justifierait » que les adultes y maintiennent des yeux discrets et insoupçonnables pour savoir ce qu’il s’y passe et pour corriger certains comportements si cela s’avère nécessaire etc… Je ne dis pas que ce que je dis est vrai. Je n’ose même pas écrire que je le soupçonne car c’est trop douloureux. Je souhaitais simplement donner des précisions supplémentaires concernant l’absence de restriction d’âge dont tu parles.

LE FRANÇAIS. — […] Elle est un des principaux moyens employés par les sages qui l’ont excitée, pour l’empêcher d’abuser par des pratiques pernicieuses de la liberté qu’on voulait lui laisser, mais elle n’est pas le seul. Ils ont pris des précautions non moins efficaces en le surveillant à tel point qu’il ne puisse dire un mot qui ne soit écrit, ni faire un pas qui ne soit marqué, ni former un projet qu’on ne pénètre à l’instant qu’il est conçu. Ils ont fait en sorte que, libre en apparence au milieu des hommes, il n’eût avec eux aucune société réelle ; qu’il vécût seul dans la foule ; qu’il ne sût rien de ce qui se fait, rien de ce qui se dit autour de lui, rien surtout de ce qui le regarde et l’intéresse le plus ; qu’il se sentît partout chargé de chaînes dont il ne pût ni montrer ni voir le moindre vestige. Ils ont élevé autour de lui des murs de ténèbres impénétrables à ses regards ; ils l’ont enterré vif parmi les vivants.

Il me faut, Rousseau, donner quelques éléments supplémentaires aux lecteurs non-informés. Ces derniers, selon la propagande de nos médias, imaginent « les services secrets » comme des services de police un peu à part avec quelques milliers de fonctionnaire chargés de la surveillance du territoire, entre autres. Des policiers au 35 heures, qui travaillent de 9h à 17h et exigent leur 5 semaines de vacances. Des policiers dont la surveillance est le métier. Je pense qu’il n’en est rien. Cela c’est l’image que l’on veut en donner. Le niveau de granularité de la surveillance et du contrôle possible est infiniment plus important pour la raison simple (et difficilement croyable pour une personne non-informée) que la plupart des gens sont des agents. Il ne s’agit plus alors d’arrêter de surveiller tel « terroriste » ou d’arrêter de persécuter tel « intellectuel » à 17h pour aller chercher ses gamins à l’école. Avec l’ensemble d’une nation participant à la sacro-sainte sécurité / sureté, il est possible d’épier, manipuler, persécuter un très grand nombre de personnes 24h/24 et 7jours/ 7 sans limitation de durée c’est-à-dire jusqu’à la mort de la « cible » s’il le faut. Voilà le fameux secret, la fameuse technologie secrète. Chacun a sans doute souvent entendu la phrase : « les citoyens français ont des droits et des devoirs ». Mais quels sont exactement et précisément ces devoirs sous-entendus ? Il pourrait s’agir de « services secrets » ( le mot service est à attendre dans le sens « service rendu » ou « service à rendre » et non pas « service de police ») c’est-à-dire le devoir de surveiller, mentir, cadrer, manipuler, forcer, persécuter dans l’objectif du maintien de l’ordre, de la sécurité, d’empêcher la dislocation de la société etc… La mission de tout le monde. Ou presque. C’est probablement parce que les choses sont ainsi que Rousseau a écrit la phrase suivante « Ils ont pris des précautions non moins efficaces en le surveillant à tel point qu’il ne puisse dire un mot qui ne soit écrit, ni faire un pas qui ne soit marqué, ni former un projet qu’on ne pénètre à l’instant qu’il est conçu. ». Tel est le niveau de granularité des services secrets et encore, je le sous-estime car il y a certains points que je n’aborde pas pour ne pas m’éparpiller. Vous comprenez bien qu’exercer une telle surveillance sur un temps aussi long n’est pas du ressort d’un simple service de police. Elle concerne, je me répète, l’ensemble des personnes composant la nation. C’est pour cela qu’elle est possible. La rémunération/reconnaissance pour de tels services discrets rendus ne s’effectue pas via un salaire ostensible puisqu’il ne s’agit pas d’un métier. Il passe par des chemins beaucoup plus discrets et le terme qui convient probablement le mieux est le terme de « service ». Pour un service ou un ensemble de service qu’un agent a rendu, il pourra espérer recevoir lui-même d’autres formes de service sous forme très variés et qui dépendent de ses besoins et de ses désirs. Et bien souvent, et contrairement aux apparences, l’argent n’est pas la forme la plus évidente pour rendre un service.

Il est normal qu’une personne non-informée ait des difficultés à me suivre sur ce terrain. Alors je vais l’aider : officiellement il doit y avoir 10 000-15 000 fonctionnaires appartenant aux divers services secrets français (DGSI, DGSE etc…). Ces services disposent également officiellement d’honorables correspondants, c’est-à-dire d’un réseau d’agents qui ne sont pas eux-mêmes fonctionnaires de police. Combien ces agents sont-ils ? 1000 ? 10 000 ? 100 000 ? 1000 000 ? 10 000 000 ? Pensez-vous qu’un tel chiffre soit public ? Admettons que ce chiffre soit de 1 000 000, cela signifie qu’un français sur 70 est un agent. Ce qui signifie que vous en connaissez sans le savoir déjà plusieurs. Admettons maintenant qu’il y en ait 10 000 000. Cela signifie que 1 français sur 7 est un agent. Vous en connaissez sans le savoir plusieurs dizaines. Maintenant réfléchissez à ce que cela implique en termes de système politique : c’est un système avec deux catégories bien différentes de citoyens : les informés et les non-informés. Ceux qui roulent en voiture et ceux qui roulent en vélo pour reprendre leurs langages codés. Avez-vous le sentiment qu’un tel système bistable (deux catégories bien distinctes, bien séparées par un mur invisible) soit égalitaire ? Une certaine proportion de la population informée, éclairée et l’autre maintenue dans l’obscurité : c’est ce que vous appelez l’égalité ? Probablement que non. Alors quelle alternative à votre avis les systèmes ont-ils cherchés et inventés pour pallier à ce problème de l’inégalité ? Et bien la réponse c’est : tout le monde (ou presque) y participe et donc tout le monde est un agent . Votre père, votre mère, votre grand-mère, votre sœur, votre frère, votre meilleur ami, votre femme, votre copine, le vagabond avec une sale gueule, celui qui sort de prison, celui qui vit dans la rue, le réfugié, le patron, l’adolescent, le « fou », le « méchant », le prêtre, le moine, le hippie, le voisin, l’anarchiste, le délinquant, la racaille de la cité etc… Tous. Alors si vous savez intérieurement que vous n’êtes pas vous-même un agent du système, peut-être devriez-vous vous poser la question « pourquoi ». Ni Rousseau ni moi-même ne sommes des agents du système. Pourquoi ? Nous ne le savons pas. Il pourrait s’agir de circonstances complexes et fortuites. Pourquoi fortuites ? Parce que certains de mes persécuteurs m’ont laissé entendre à plusieurs reprises que je n’avais pas eu de chance. Mais je n’en sais pas plus.

Rousseau, comme tu le constates, j’ai commencé ici maladroitement à tenter de sortir de l’obscurité ceux qui y sont encore maintenus et qui pourraient fortuitement tomber sur mon texte. Je leur précise que je ne sais pas si ce que je dis est la vérité. Ils doivent croiser / corréler avec leur propre expérience, leur propre information et séparer le bon grain de l’ivraie.

Second Dialogue

« J’ai besoin de vous voir, de vous connaître, et ce besoin est fondé sur l’amour de la justice et de la vérité. On dit que vous rebutez les nouveaux visages. Je ne dirai pas si vous avez tort ou raison ; mais, si vous êtes l’homme de vos livres, ouvrez-moi votre porte avec confiance ; je vous en conjure pour moi, je vous le conseille pour vous : si vous ne l'êtes pas, vous pouvez encore m’admettre sans crainte, je ne vous importunerai pas longtemps. »

Réponse. « Vous êtes le premier que le motif qui vous amène ait conduit ici : car, de tant de gens qui ont la curiosité de me voir, pas un n’a celle de me connaître ; tous croient me connaître assez. Venez donc, pour la rareté du fait. Mais que me voulez-vous, et pourquoi me parler de mes livres ? si, les ayant lus, ils ont pu vous laisser en doute sur les sentiments de l’auteur, ne venez pas ; en ce cas je ne suis pas votre homme, car vous ne « sauriez être le mien. »

Comme je te l’ai écrit, je n’ai pas lu beaucoup de tes livres. En soit tes rêveries m’auraient suffi. Je n’ai pas le moindre doute sur tes sentiments et je sais que tu n’aurais eu aucun doute sur les miens.

Je ne prétends pas vous donner pour des réalités toutes les idées inquiétantes que fournit à Jean-Jacques l’obscurité profonde dont on s’applique à l’entourer. Les mystères qu’on lui fait de tout ont un aspect si noir, qu’il n’est pas surprenant qu’ils affectent de la même teinte son imagination effarouchée. Mais, parmi les idées outrées et fantastiques que cela peut lui donner, il en est qui, vu la manière extraordinaire dont on procède avec lui, méritent un examen sérieux avant d’être rejetées. Il croit, par exemple, que tous les désastres de sa destinée, depuis sa funeste célébrité, sont les fruits d’un complot formé de longue main, dans un grand secret, entre peu de personnes, qui ont trouvé le moyen d’y faire entrer successivement toutes celles dont ils avaient besoin pour son exécution ; les grands, les auteurs, les médecins (cela n’était pas difficile), tous les hommes puissants, toutes les femmes galantes, tous les corps accrédités, tous ceux qui disposent de l’administration, tous ceux qui gouvernent les opinions publiques. Il prétend que tous les événements relatifs à lui, qui paraissent accidentels et fortuits, ne sont que de successifs développements concertés d’avance, et tellement ordonnés, que tout ce qui lui doit arriver dans la suite a déjà sa place dans le tableau, et ne doit avoir son effet qu’au moment marqué. Tout cela se rapporte assez à ce que vous m’avez dit vous-même, et à ce que j’ai cru voir sous des noms différents. Selon vous, c’est un système de bienfaisance envers un scélérat ; selon lui, c’est un complot d’imposture contre un innocent ; selon moi, c’est une ligue dont je ne détermine pas l’objet, mais dont vous ne pouvez nier l’existence, puisque vous-même y êtes entré.

[…]

ROUSSEAU. — […] S’il ressemblait à ceux qui le recherchent, au lieu de se dérober à leurs avances, il y répondrait pour tâcher de les payer en même monnaie ; et, leur rendant fourberie pour fourberie, trahison pour trahison, il se servirait de leurs propres armes pour se défendre et se venger d’eux ; mais, loin qu’on l’ait jamais accusé d’avoir tracassé dans les sociétés où il a vécu, ni brouillé ses amis entre eux, ni desservi personne avec qui il fût en liaison, le seul reproche qu’aient pu lui faire ses soi-disant amis a été de les avoir quittés ouvertement, comme il a dû faire, sitôt que, les trouvant faux et perfides, il a cessé de les estimer.

[…]

Voilà comment Jean-Jacques a dû penser et se conduire avant la ligue dont il est l’objet ; jugez si, maintenant qu’elle existe et qu’elle tend de toutes parts ses pièges autour de lui, il doit trouver du plaisir à vivre avec ses persécuteurs, à se voir l’objet de leur dérision, le jouet de leur haine, la dupe de leurs perfides caresses, à travers lesquelles ils font malignement percer l’air insultant et moqueur qui doit les lui rendre odieuses. Le mépris, l’indignation, la colère, ne sauraient le quitter au milieu de tous ces gens-là. Il les fuit pour s’épargner des sentiments si pénibles ; il les fuit parce qu’ils méritent sa haine et qu’il était fait pour les aimer.

[…]

Mais, au bout d’un an, il cessa de faire des visites, et, reprenant dans la capitale la vie solitaire qu’il menait depuis tant d’années à la campagne, il partagea son temps entre l’occupation journalière dont il s’était fait une ressource, et les promenades champêtres dont il faisait son unique amusement. Je lui demandai la raison de cette conduite. Il me dit qu’ayant vu toute la génération présente concourir à l’œuvre de ténèbres dont il était l’objet, il avait d’abord mis tous ses soins à chercher quelqu’un qui ne partageât pas l’iniquité publique ; qu’après de vaines recherches dans les provinces il était venu les continuer à Paris, espérant qu’au moins parmi ses anciennes connaissances il se trouverait quelqu’un moins dissimulé, moins faux, qui lui donnerait les lumières dont il avait besoin pour percer cette obscurité ; qu’après bien des soins inutiles il n’avait trouvé, même parmi les plus honnêtes gens, que trahisons, duplicité, mensonge, et que tous, en s’empressant à le recevoir, à le prévenir, à l’attirer, paraissaient si contents de sa diffamation, y contribuaient de si bon cœur, lui faisaient des caresses si fardées, le louaient d’un ton si peu sensible à son cœur, lui prodiguaient l’admiration la plus outrée avec si peu d’estime et de considération, qu’ennuyé de ces démonstrations moqueuses et mensongères, et indigné d’être ainsi le jouet de ses prétendus amis, il cessa de les voir, se retira sans leur cacher son dédain ; et, après avoir cherché longtemps sans succès un homme, éteignit sa lanterne et se renferma tout à fait au-dedans de lui.

Je suis régulièrement soumis au même problème: le fait que tous agissent de la même manière, mécaniquement : fourberie, perfidie, mensonge, manipulation, méchanceté etc… Mais je remarque des nuances. Ces nuances tiennent dans leurs caractères propres (plus ou moins porté à la bonté etc…) et du regard que j’imagine qu’ils portent sur moi malgré leur masque : si je sens trop de mépris, je fuis. Ensuite, je fais confiance à mon intuition ou alors j’agis simplement suivant l’humeur du moment. Je conseille de rester le plus libre possible, de n’accepter aucune entrave et de vérifier régulièrement qu’on n’est effectivement entravé par rien. Car les entraves dont on n’arrive pas à se défaire font souffrir. Je parle ici d’entraves mises en place par des agents qui avancent masqués, préparent leurs leurres et donc à qui vous ne devez rien. Je ne parle pas des devoirs qu’un homme doit à ses congénères.

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S’il n’eût fait que dire des choses triviales et plates, j’aurais pu croire qu’il faisait l’imbécile pour dépayser les espions dont il se sent entouré ; mais, quels que soient les gens qui l’écoutent, loin d’user avec eux de la moindre précaution, il lâche étourdiment cent propos inconsidérés, qui donnent sur lui de grandes prises : non qu’au fond ces propos soient répréhensibles, mais parce qu’il est possible de leur donner un mauvais sens, qui, sans lui être venu dans l’esprit, ne manque pas de se présenter par préférence à celui des gens qui l’écoutent, et qui ne cherchent que cela.

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Les gens adroits, faux, malfaisants, sont toujours en garde et ne donnent aucune prise sur eux par leurs discours. On est bien moins soigneux de cacher le mal quand on sent le bien qui le rachète, et qu’on ne risque rien à se montrer tel qu’on est.

La nature nous a fait ainsi Rousseau. Je ne sais pas pourquoi. D’autres sont fait différemment et la présence d’un masque épais qui dissimule leur être profond leur semble aussi indispensable que l’oxygène qu’ils respirent. Il ne faut pas les blâmer pour cela. De la même manière que nous ne savons pas pourquoi les masques nous sont si contraires ; eux ne comprennent sans doute pas comment nous pouvons, nous osons nous présenter en société sans masque. Ils n’y voient sans doute que faiblesse.

Et il y a deux sortes de masques. Ceux que les individus choisissent de porter de par leur caractère propre et ceux que le surhomme leur impose plus ou moins. Il semble également logique que ceux qui supportent très difficilement de porter un masque par leur sensibilité, leur bonté ou leur amour de la vérité auront d’autant plus de difficulté à accepter de porter un masque imposé par un surhomme.

Je pourrais introduire beaucoup plus de nuances sur la question des masques et des rôles que la vie est susceptible de nous faire jouer mais ce n’est ni le moment ni l’endroit. Je dirais simplement qu’Arnaud Desjardins m’a convaincu (et il m’a fallu beaucoup de temps pour me laisser convaincre) que certains rôles sont nécessaires et que nous les adoptons d’ailleurs le plus souvent sans réfléchir. Je prendrais l’exemple de mon rôle de « Tonton ». A 13h00 je suis susceptible d’écrire ce texte et donc de prendre ta défense, de tendre une main à ceux qui sont dans notre cas : j’adopte alors la mentalité d’un secouriste lui-même persécuté. A 14h quand je dois m’occuper de ma nièce et de mon neveu (qui sont de très jeunes enfants), je rentre involontairement dans le rôle du Tonton qui a deux missions : leur sécurité et la transmission de la joie et de la gaieté de vivre. Je passe d’un rôle à l’autre sans tricher, sans mentir. Parfois, si je suis particulièrement désespéré ou triste, le passage d’un rôle à l’autre me coute un peu et n’est pas toujours simple. Mais c’est mon devoir et ce n’est pas cela que j’appelle de la triche ou de la dissimulation. Ma nièce est déjà avertie depuis longtemps qu’avec son Tonton, elle peut poser n’importe quelle question et que je lui dirais toujours ce qui m’apparaît être la vérité (mais de façon compréhensible et adaptée à son âge). N’ai aucun doute mon ami Rousseau, qu’un jour viendra où les questions de ma nièce m’imposeront d’aborder les sujets qui nous concernent. Et tes rêveries pourraient bien être une entrée en matière pour alimenter une discussion, si telle est sa demande.

Il va de soi que ce qui est valable pour ma nièce est valable pour tout le monde. En ce qui me concerne, je n’ai rien à dissimuler, rien que j’ai honte de confesser, rien qui justifierait que je me taise « pour leur sécurité ». Certains amis m’ont confié certains secrets qui concernent leur vie privée et uniquement leur vie privée et ce sont les seuls choses que je suis susceptible de taire car elles ne me concernent pas d’une part et ne concernent pas l’Humanité d’autre part.

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J’ai bien vu d’abord que la mesure des sociétés ordinaires où règnent une familiarité apparente et une réserve réelle ne pouvait lui convenir. L’impossibilité de flatter son langage et de cacher les mouvements de son cœur mettait de son côté un désavantage énorme vis-à-vis du reste des hommes, qui, sachant cacher ce qu’ils sentent et ce qu’ils sont, se montrent uniquement comme, il leur convient qu’on les voie. Il n’y avait qu’une intimité parfaite qui pût entre eux et lui rétablir l’égalité. Mais quand il l’y a mise, ils n’en ont mis eux que l’apparence ; elle était de sa part une imprudence, et de la leur une embûche ; et cette tromperie, dont il fut la victime, une fois sentie, a dû pour jamais le tenir éloigné d’eux.

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Il est des malheurs auxquels il n’est pas même permis à un honnête homme d’être préparé. Tels sont ceux qu’on lui destinait. En le prenant au dépourvu, ils ont commencé par l’abattre : cela devait être ; mais ils n’ont pu le changer. Il a pu quelques instants se laisser dégrader jusqu’à la bassesse, jusqu’à la lâcheté, jamais jusqu’à l’injustice, jusqu’à la fausseté, jusqu’à la trahison. Revenu de cette première surprise, il s’est relevé et vraisemblablement ne se laissera plus abattre, parce que son naturel a repris le dessus, que connaissant enfin les gens auxquels il a affaire, il est préparé à tout, et qu’après avoir épuisé sur lui tous les traits de leur rage, ils se sont mis hors d’état de lui faire pis.

Je l’ai vu dans une position unique et presque incroyable, plus seul au milieu de Paris que Robinson dans son île, et séquestré du commerce des hommes par la foule même empressée à l'entourer, pour empêcher qu’il ne se lie avec personne. Je l’ai vu concourir volontairement avec ses persécuteurs à se rendre sans cesse plus isolé ; et, tandis qu'ils travaillaient sans relâche à le tenir séparé des autres hommes, s’éloigner des autres et d’eux-mêmes de plus en plus. Ils veulent rester pour lui servir de barrière, pour veiller à tous ceux qui pourraient l’approcher, pour les tromper, les gagner ou les écarter, pour observer ses discours, sa contenance, pour jouir à longs traits du doux aspect de sa misère, pour chercher d’un œil curieux s’il reste quelque place en son cœur déchiré où ils puissent porter encore quelque atteinte. De son côté, il voudrait les éloigner, ou plutôt s’en éloigner, parce que leur malignité, leur duplicité, leurs vues cruelles blessent ses yeux de toutes parts, et que le spectacle de la haine l’afflige et le déchire encore plus que ses effets. Ses sens le subjuguent alors ; et, sitôt qu’ils sont frappés d’un objet de peine, il n’est plus maître de lui. La présence d’un malveillant le trouble au point de ne pouvoir déguiser son angoisse. S’il voit un traître le cajoler pour le surprendre, l'indignation le saisit, perce de toutes parts dans son accent, dans son regard, dans son geste. Que le traître disparaisse, à l'instant il est oublié ; et l’idée des noirceurs que l’on va brasser ne saurait occuper l’autre une minute à chercher les moyens de s’en défendre. C’est pour écarter de lui cet objet de peine, dont l’aspect le tourmente, qu’il voudrait être seul : il voudrait être seul pour vivre à son aise avec les amis qu’il s’est créés ; mais tout cela n’est qu’une raison de plus à ceux qui en prennent le masque pour l’obséder plus étroitement. Ils ne voudraient pas même, s’il leur était possible, lui laisser dans cette vie la ressource des fictions.

Je l’ai vu se débattre très peu pour en sortir, entouré de mensonges et de ténèbres, attendre sans murmure la lumière et la vérité ; enfermé vif dans un cercueil, s’y tenir assez tranquille, sans même invoquer la mort. Je l’ai vu pauvre, passant pour riche ; vieux, passant pour jeune ; doux, passant pour féroce ; complaisant et faible, passant pour inflexible et dur ; gai, passant pour sombre ; simple enfin jusqu’à la bêtise, passant pour rusé jusqu’à la noirceur. Je l’ai vu livré par vos messieurs à la dérision publique, flagorné, persiflé, moqué des honnêtes gens, servir de jouet à la canaille ; le voir, le sentir, en gémir, déplorer la misère humaine, et supporter patiemment son état.

Dans cet état, devait-il se manquer à lui-même, au point d’aller chercher dans la société des indignités peu déguisées dont on se plaisait à l’y charger ? Devait-il s’aller donner en spectacle à ces barbares, qui, se faisant de ses peines un objet d’amusement, ne cherchaient qu’à lui serrer le cœur par toutes les étreintes de la détresse et de la douleur qui pouvaient lui être les plus sensibles ? Voilà ce qui lui rendit indispensable la manière de vivre à laquelle il s’est réduit, ou, pour mieux dire, à laquelle on l’a réduit ; car c’est à quoi l’on en voulait venir, et l’on s’est attaché à lui rendre si cruelle et si déchirante la fréquentation des hommes, qu’il fut forcé d’y renoncer enfin tout-à-fait. Vous me demandez, disait-il, pourquoi je fuis les hommes ; demandez-le à eux-mêmes, ils le savent encore mieux que moi. Mais une âme expansive change-t-elle ainsi de nature, et se détache-t-elle ainsi de tout ? Tous ses malheurs ne viennent que de ce besoin d’aimer qui dévora son cœur dès son enfance, et qui l’inquiète et le trouble encore au point que, resté seul sur la terre, il attend le moment d’en sortir pour voir réaliser enfin ses visions favorites, et retrouver, dans un meilleur ordre de choses, une patrie et des amis.

[…]

Un désœuvrement absolu m’assujettirait à l’ennui, me forcerait peut-être à chercher des amusements toujours coûteux, souvent pénibles, rarement innocents ; au lieu qu’après le travail le simple repos a son charme, et suffit, avec la promenade, pour l'amusement dont j’ai besoin. Enfin, c’est peut-être un soin que je me dois dans une situation aussi triste, d’y jeter du moins tous les agréments qui restent à ma portée, pour tâcher d’en adoucir l’amertume, de peur que le sentiment de mes peines, aigri par une vie austère, ne fermentât dans mon âme, et n’y produisît des dispositions haineuses et vindicatives, propres à me rendre méchant et plus malheureux. Je me suis toujours bien trouvé d’armer mon cœur contre la haine par toutes les jouissances que j’ai pu me procurer. Le succès de cette méthode me la rendra toujours chère ; et plus ma destinée est déplorable, plus je m’efforce à la parsemer de douceurs, pour me maintenir toujours bon.

Je mets en exergue le conseil que tu prodigues car s’il semble peut-être évident aux lecteurs, je lui trouve une certaine subtilité et un certain charme. Ce que tu écris, je n’ai pas souvenir de l’avoir lu chez quelqu’un d’autre. En revanche, je pense avoir connu beaucoup de gens qui le mettent en pratique spontanément et naturellement, sans même forcement y réfléchir.

[…]

« Dans la position où je suis, si j’avais à faire des livres, je n’en devrais et n’en voudrais faire que pour la défense de mon honneur, pour confondre et démasquer les imposteurs qui le diffament : il ne m’est plus permis, sans me manquer à moi-même, de traiter aucun autre sujet. Quand j’aurais les lumières nécessaires pour percer cet abîme de ténèbres où l’on m’a plongé, et pour éclairer toutes ces trames souterraines, y a-t-il du bon sens à supposer qu’on me laisserait faire, et que les gens qui disposent de moi souffriraient que j’instruisisse le public de leurs manœuvres et de mon sort ? A qui m’adresserais-je pour me faire imprimer, qui ne fût un de leurs émissaires, ou qui ne le devînt aussitôt ? M’ont-ils laissé quelqu’un à qui je pusse, me confier ? Ne sait-on pas tous les jours, à toutes les heures, à qui j’ai parlé, ce que j’ai dit ; et doutez-vous que, depuis nos entrevues, vous-même ne soyez aussi surveillé que moi. Quelqu’un peut-il ne pas voir qu’investi de toutes parts, gardé à vue comme je le suis, il m’est impossible de faire entendre nulle part la voix de la justice et de la vérité ? Si l’on paraissait m’en laisser le moyen, ce serait un piège. Quand j’aurais dit blanc, on me ferait dire noir, sans même que je n’en susse rien ; et puisqu’on falsifie tout ouvertement mes anciens écrits qui sont dans les mains de tout le monde, manquerait-on de falsifier ceux qui n’auraient point encore paru ; et dont rien ne pourrait constater la falsification, puisque mes protestations sont comptées pour rien ? Eh ! monsieur, pouvez-vous ne pas voir que le grand, le seul crime qu’ils redoutent de moi, crime affreux dont l’effroi les tient dans des transes continuelles, est ma justification ?

[…]

Le travail ne lui coûte rien, pourvu qu’il le fasse à son heure, et non pas à celle d’autrui. Il porte sans peine le joug de la nécessité des choses, mais non celui de la volonté des hommes. Il aimera mieux faire une tâche double en prenant son temps, qu’une simple au moment prescrit.

Je me sens si proche de toi.

[…]

En un mot, un naturel aimant et tendre, une langueur d’âme qui le porte aux plus douces voluptés, lui faisant rejeter tout sentiment douloureux, écarte de son souvenir tout objet désagréable. Il n’a pas le mérite de pardonner les offenses, parce qu’il les oublie ; il n’aime pas ses ennemis, mais il ne pense point à eux. Cela met tout l’avantage de leur côté, en ce que ne le perdant jamais de vue, sans cesse occupés de lui, pour l’enlacer de plus en plus dans leurs pièges, et ne le trouvant, ni assez attentif pour les voir, ni assez actif pour s’en défendre, ils sont toujours sûrs de le prendre au dépourvu, quand et comme il leur plaît, sans crainte de représailles.

[…]

Il faudrait qu’il fût insensible ou stupide pour ne pas voir et sentir son état ; mais il s’occupe trop peu de ses peines pour s’en affecter beaucoup. Il se console avec lui-même des injustices des hommes ; en rentrant dans son cœur, il y trouve des dédommagements bien doux. Tant qu’il est seul, il est heureux ; et quand le spectacle de la haine le navre, ou quand le mépris et la dérision l’indignent, c’est un mouvement passager qui cesse aussitôt que l’objet qui l’excite a disparu. Ses émotions sont promptes et vives, mais rapides et peu durables, et cela se voit. Son cœur, transparent comme le cristal, ne peut rien cacher de ce qui s’y passe ; chaque mouvement qu’il éprouve se transmet à ses yeux et sur son visage. On voit quand et comment il s’agite ou se calme, quand et comment il s’irrite ou s’attendrit ; et, sitôt que ce qu’il voit ou ce qu’il entend l’affecte, il lui est impossible d’en retenir ou dissimuler un moment l’impression.

[…]

Le premier art de tous les méchants est la prudence, c’est-à-dire la dissimulation. Ayant tant de desseins et de sentiments à cacher, ils savent composer leur extérieur, gouverner leurs regards, leur air, leur maintien, se rendre maîtres des apparences. Ils savent prendre leurs avantages et couvrir d’un vernis de sagesse les noires passions dont ils sont rongés.

[…]

Celles des cœurs ardents et sensibles, étant l’ouvrage de la nature, se montrent en dépit de celui qui les a ; leur première explosion, purement machinale, est indépendante de sa volonté. Tout ce qu’il peut faire à force de résistance est d’en arrêter le cours avant qu’elle ait produit son effet, mais non pas avant qu’elle se soit manifestée ou dans ses yeux, ou par sa rougeur, ou par sa voix, ou par son maintien, ou par quelque autre signe sensible.

[…]

L’homme de la nature apprend à porter en toute chose le joug de la nécessité et à s’y soumettre, à ne murmurer jamais contre la Providence, qui commença par le combler de dons précieux, qui promet à son cœur des biens plus précieux encore, mais qui, pour réparer les injustices de la fortune et des hommes, choisit son heure et non pas la nôtre, et dont les vues sont trop au-dessus de nous pour qu’elle nous doive compte de ses moyens. L’homme de la nature est assujetti par elle et pour sa propre conservation à des transports irascibles et momentanés, à la colère, à l’emportement, à l’indignation, jamais à des sentiments haineux et durables, nuisibles à celui qui en est la proie et à celui qui en est l’objet, et qui ne mènent qu’au mal et à la destruction sans servir au bien ni à la conservation de personne. Enfin l’homme de la nature, sans épuiser ses débiles forces à se construire ici-bas des tabernacles, des machines énormes de bonheur ou de plaisir, jouit de lui-même et de son existence, sans grand souci de ce qu’en pensent les hommes, et sans grand soin de l’avenir.

[…]

ROUSSEAU. — Pour vous rendre ici franchise pour franchise, je commence par vous déclarer que cette seule objection, à laquelle vous me sommez de répondre, est à mes yeux un abîme de ténèbres où mon entendement se perd. Jean-Jacques lui-même n’y comprend rien non plus que moi. Il s’avoue incapable d’expliquer, d’entendre la conduite publique à son égard. Ce concert, avec lequel toute une génération s’empresse d’adopter un plan si exécrable, la lui rend incompréhensible. Il n’y voit ni des bons, ni des méchants, ni des hommes : il y voit des êtres dont il n’a nulle idée. Il ne les honore, ni ne les méprise, ni ne les conçoit ; il ne sait pas ce que c’est. Son âme incapable de haine aime mieux se reposer dans cette entière ignorance que de se livrer, par des interprétations cruelles, à des sentiments toujours pénibles à celui qui les éprouve, quand ils ont pour objet des êtres qu’il ne peut estimer. J’approuve cette disposition, et je l’adopte autant que je puis, pour m’épargner un sentiment de mépris pour mes contemporains. Mais au fond je me surprends souvent à les juger malgré moi : ma raison fait son office en dépit de ma volonté, et je prends le ciel à témoin que ce n’est pas ma faute si ce jugement leur est si désavantageux.

Je ne pourrais mieux exprimer ce que tu exprimes à la perfection. Je sais et je sens que je ne dois ni juger ni mépriser mes persécuteurs mais bien souvent -- et cela se ressentira dans mes textes -- c’est plus fort que moi d’une part car je ne suis qu’un être humain avec ses faiblesses. D’autre part, cela est parfois nécessaire. C’est un mal pour un bien. Car cela permet au lecteur d’avoir un accès sous forme de prisme à l’ensemble de mes sentiments et de mes investigations. Dans ce fatras où il y aura certainement des redites, des bêtises et du ressentiment, des lecteurs pourraient -- et je n’en demande pas plus -- trouver ce qui leur sert et leur permette d’avancer.

[…]

Faisons pour un moment cette supposition triviale, que tous les hommes ont la jaunisse, et que vous seul ne l’avez pas.... Je préviens l’interruption que vous me préparez.... Quelle plate comparaison ! Qu'est-ce que c’est que cette jaunisse ?...

Comment tous les hommes l’ont-ils gagnée excepté vous seul ?

Ta comparaison de la jaunisse avec cette sorte de maladie dont tous semblent affectés me semble parlante. La citation 62 de « Couleur » est une citation de Sénèque qui m’exhorte à soigner un mal invétéré, grave, épidémique. Il ajoute : « tu n’as pas moins à faire qu’un Hippocrate en temps de peste ».

Rapidement j’ai identifié la peur comme un des suspects principaux expliquant cette jaunisse, cette peste, la mise en place de ce surhomme. D’un point de vue scientifique, il me semble compliqué de travailler sur cette peur car elle a sans doute été encodée dans notre génome par l’évolution (encore deux trucs que tu ne connais pas). Cette peur a donc un intérêt évolutif évident pour la survie d’un organisme. En regardant le problème sous l’angle de la spiritualité, j’estime nos chances meilleures mais je parle en parfait novice, en parfait ignorant. Et donc je place mon espoir dans un domaine pour lequel je n’ai aucune expertise.

Toute tentative de destruction du ou des surhommes me semble vaine car l’espace souterrain « undergound » ainsi libéré sera immédiatement réinvesti par des micro-surhommes (par exemple un caïd dirigeant sa bande) puis mini-surhommes (par exemple une mafia) qui grossiront et recréeront un surhomme de grande taille. Ce dernier défendra peut-être de nouvelles maximes ou de nouvelles méta-maximes mais le fondement principal restera très probablement le même : la cruauté. C’est pourquoi j’ai peu d’espoir d’une part et peu d’accointance pour la réflexion en termes de « système ». Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas chercher dans cette direction mais ce n’est pas ma mission. Je me doute qu’un ouvrage comme « le contrat social » traite sans doute de question proche de la notion de surhomme mais comme expliqué plus haut, je me refuse à le lire.

Je n’ai donc pas vraiment d’angle d’attaque pour empêcher que dans le futur, d’autres aient à endurer ce que nous endurons. Je n’ai que l’exemple à proposer : le maintien de la lumière allumée. Plus par une intuition viscérale, fruit de ce qu’est ma nature profonde que par un raisonnement philosophico-politique. Et bien sûr le refus de participer au mal quelle qu’en soit sa forme. Je crains parfois que nous soyons des sortes d’Hommes de Néandertal voués à être exterminés par une sorte d’Homo sapiens, ce dernier disposant d’un avantage arbitraire : sa capacité de se former en surhomme. Extinction inéluctable car il est probable que le surhomme a gagné depuis longtemps, peut-être depuis des millénaires. Des « hommes de Néandertal » / des mutants renaissent régulièrement car la fusion dans un surhomme leur est impossible. Ils sont simplement persécutés et écrasés et on empêche leur reproduction pour empêcher que « la maladie » ne se propage. Car du point du vue du surhomme évidemment, c’est nous la jaunisse, la peste. A force d’empêcher notre reproduction, il est possible que l’évolution fasse son travail et que des hommes comme nous ne puissent plus apparaître et donc ne puissent plus exister ce qui mettra fin aux persécutions par une bien triste manière. A partir de la domestication du loup il y a peut-être quelques dizaines de milliers d’années, il n’a fallu que très peu de temps pour fabriquer des caniches. Il suffisait de massacrer systématiquement les portées des chiens agressifs pour ne garder que les chiens les plus dociles et doux. Quelques milliers d’années ont suffi. L’évolution en soi est une arme utilisable par un surhomme pour tendre vers la fabrication unique de « clone » qui rejoignent le surhomme docilement et sans trop de résistance. Ces clones peuvent bien disposer également d’une personne intérieure apte à aimer la liberté, à distinguer le bien du mal, cela restera toujours relatif. En effet être « clone » c’est accepter sans trop y réfléchir « le traitement » réservés aux opposants. Et cette faiblesse pourrait bien s’hériter de génération en génération. Cette faiblesse d’avoir pu être un persécuteur plutôt qu’un persécuté. Je parle au futur mais il va de soi que ce que nous sommes tous aujourd’hui est déjà la résultante de milliers d’année d’évolution. Entre autres, notre niveau de docilité, « d’aptitude à vivre en société », d’agressivité, de disposition à se former en surhomme, à faire le mal plutôt qu’à le subir, a probablement déjà été largement modelé par l’évolution.

L’homme est un animal social qui a bizarrement peur de ses congénères c’est-à-dire peur de ceux dont il ne peut se passer. De là la volonté de créer des systèmes qui visent à minimiser la peur. Il est d’ailleurs flagrant de constater à quel point il y a une réussite culturelle et/ou évolutive dans ce domaine. Comparez l’espèce humaine avec des animaux sauvages que vous pouvez observer dans la nature : une pie, une mésange ou un chevreuil par exemple. Observez à quel point leur niveau de vigilance et de peur est élevé. En train de manger, toutes les quelques secondes ils relèvent la tête pour surveiller leur environnement et d’éventuelles traces de prédateurs. L’échelle de temps adéquate de la peur d’une attaque physique, chez eux, c’est la seconde. Nous avons la chance de ne plus être soumis au poids de la peur quasi-constante qu’expérimentent la plupart des animaux. Nos peurs humaines sont toujours présentes mais quelque peu différentes de celles des animaux. Une de nos peurs principales est la peur de nos congénères. Comment le système s’y prend-il pour minimiser cette peur ? Il va proposer un chemin sur lequel tous doivent avancer. Il n’y a pas le choix. Plus le système est « évolué » et plus le chemin est large et tolère / tamponne des variations interindividuelles. On peut marcher plus ou moins vite, se situer plus à droite ou plus à gauche du chemin etc… Mais on ne peut pas s’arrêter ou sortir du chemin sur les côtés car alors cela générerait de la peur. Ceux qui le font seront persécutés et en moyenne, ne pourront pas se reproduire, laissant alors l’évolution faire son travail. S’arrêter ou sortir du chemin par le coté ne signifie pas forcément rejoindre le rangs des criminels, cela signifie simplement être suffisamment différent pour générer de la peur chez les autres. Le « différent » va alors servir de bouc-émissaire pour rassurer ceux qui ont peur d’une part (car je répète qu’il s’agit de minimiser la peur) et ceux qui n’avaient pas forcement peur voient le traitement qui est réservé à ceux qui sortent du chemin. Cela peut leur faire peur mais alors ils se disent simplement : « si je continue simplement à marcher comme tout le monde sur le chemin, je ne risque rien ». Les voilà rassurer.

Dans cette histoire que tout le monde connait depuis des lustres, nous sommes les boucs-émissaires. Et des boucs-émissaires d’une catégorie particulière. Apparemment ni toi ni moi, mon cher Rousseau, ne savions qu’il y avait un chemin sur lequel il fallait obligatoirement avancer. Avec nos machettes, nous avons voulu commencer à tailler un nouveau chemin dans la broussaille sur le côté, pensant sincèrement bien faire (1) et pensant naïvement qu’on nous aimerait ou qu’on nous féliciterait pour cela (2). Mais les chemins taillés sur le côté ont pu générer de la peur sans que nous en ayons conscience. Et aucun surhomme ne laisse la peur se propager impunément. Il l’attaque à la racine. Le problème c’est que le surhomme doit « corriger » des individus qui ignorent son existence et pensent en plus agir pour le bien du dit-système qui les a d’ailleurs en général incités à livrer leur recherche, leur étude, leur sentiment en toute confiance. Le problème est donc délicat car la simple manipulation de ces individus pour les ramener à leur insu dans « le droit chemin » ne donne pas toujours les résultats escomptés : ces hommes étant déjà devenus trop libres, trop sauvages. L’équation devient compliquée. Un surhomme « basique » ne va pas se compliquer trop la tâche : il va tendre un piège à ses hommes pour établir qu’ils sont mauvais. Quand on veut se débarrasser de son chien, on commence par dire qu’il a la rage. Mais si le procédé est trop visible, trop grossier, cela va générer de la peur chez les autres qui vont trouver le procédé un peu trop arbitraire, « injuste », « immorale ». Or la peur, je le répète doit être minimiser. L’équation se complique encore mais la fin (la minimisation de la peur) justifie les moyens. Un surhomme « moins basique » va donc traiter le problème différemment. Tous (y compris le surhomme si cela signifie quelque chose) doivent être sincèrement convaincu de la « culpabilité /dangerosité » de ces hommes qui taillent ingénument sur le côté du chemin. Le piège tendu ne sera pas bien différent du cas précédent mais il aura été mis en place avec un second objectif : le sentiment que le procédé d’analyse du « cœur » de nos ingénus est juste et impartial. Une « cour des comptes » est là pour garantir « l’impartialité et la justice » de l’œil qui a « objectivement » observé la culpabilité / la dangerosité. La séquence est donc assez rigolote : il existe une peur (1) d’ingénus et d’innocents qui ne savent rien, pensent bien faire et être bien vu (2) mais trop sauvages pour être facilement manipulés sans dommage (3). Tendre un piège trop basique à nos ingénus génère de la peur (4). On va donc tendre un piège « juste, impartial et objectif » (pour rassurer tout le monde) et une fois la dangerosité établie si « justement », la persécution qui suit « c’est de la technique » (sous-entendu, c’est trivial, c’est comme si c’était fait). Cette séquence commence par la peur et finit par la persécution. Entre les deux, le surhomme inventera n’importe quoi et je le suspecte même d’être parfois assez con pour se convaincre à ses propres yeux, d’avoir établi impartialement la « dangerosité ». Et il fera tout pour détourner ses yeux de la seule vérité de cette histoire : la fin justifie les moyens.

Voilà ce que pourrait être la jaunisse dont tu parles. Je suis biologiste mais je n’ai malheureusement pas de pilule miracle pour traiter la maxime : la fin (l’arrêt de la peur) justifie les moyens (la cruauté). Dans la séquence ci-dessus, je suspecte que beaucoup ont vu ou voient la solution dans « la cour des compte ». J’avoue ne pas partager cette opinion. Les seules pistes que j’entrevoie sont individuelles et non systémiques. Individuelles, pas individualistes. La nuance ? Dans le premier cas, le prochain c’est le but. Pas dans le second cas.

Voilà mon cher Rousseau une nouvelle hypothèse sur l’origine de nos malheurs, celle de ce soir. Hier, je t’aurais proposé un autre angle, demain tu auras peut-être une nouvelle version. Toutes ces versions qui tournent en rond servent-elles à quelque chose ? Je ne vais pas me prononcer pour mes écrits mais je peux dire deux choses. Tes confessions me sont grandement utiles : elles m’empêchent de tomber dans la même erreur. Ces confessions n’ont rien changées vis-à-vis de tes persécuteurs. Mais elles changent la donne pour nous, hommes du futur, victimes du même fléau que toi. Car tu as fait le boulot et tu nous as montré que cela ne servait à rien. Je ferai peut-être quelque chose qui pourra ressembler à des confessions mais dans un esprit complétement différent du tien. Tes persécuteurs savaient probablement depuis longtemps que tu étais un cœur honnête. Il était donc inutile de chercher à l’établir par tes confessions mais tu ne pouvais pas le savoir. Dans mon cas, il en va de même, ils savent déjà que je suis un cœur honnête. Donc « mes confessions » n’auront pas pour but d’établir ma sincérité ou mon honnêteté mais d’autres objectifs que je n’ai pas encore précisément définis.

Ainsi j’invite un lecteur dans la même situation que nous à comprendre qu’écrire un ouvrage à la manière de Rousseau (des confessions) risque de représenter une perte de temps et une forte dépense d’énergie qui pourrait être investie dans autre chose. Dans le même ordre d’idée, j’oriente mes lecteurs vers les nouvelles de Phillip K Dick. Cet homme a fait un job que nous n’avons donc plus besoin de faire: Il a interrogé dans tous les sens la nature de la réalité métaphysique et politique. Très souvent dans ses nouvelles de science-fiction, vous trouverez des analogies très fortes avec ce que nous vivons. Je ne sais pas si K. Dick était l’un des nôtres (i.e. un mutant) mais je le suspecte. Ainsi si vous souffrez en T2 à la recherche d’une vérité qui n’arrive jamais, pensez à K Dick: chacune de ses nouvelles pourrait représenter une réalité possible. On s’épuiserait inutilement à creuser là où il a déjà creusé pour nous. Vous n’êtes pas seul. D’autres ont vu ce que vous voyez aujourd’hui, ont vécu ce que vous vivez aujourd’hui. Il est possible de capitaliser sur leurs travaux pour comprendre ce que nous n’aurions pas compris ou alors pour ne pas commettre les mêmes erreurs. De nombreux hommes nous précèdent qui ont tenté malgré l’adversité et les persécutions de nous tailler des routes pour nous faciliter la tâche d’une part et la vie d’autre part. Et ils nous indiquent souvent les voies sans issues. C’est un point capital.

[…]

À quoi sert cette barrière ? S’il veut la forcer, résistera-t-elle ? Non, sans doute. À quoi sert-elle donc ? Uniquement à se donner l’amusement de le voir enfermé dans cette cage, et à lui bien faire sentir que tous ceux qui l’entourent se font un plaisir d’être, à son égard, autant d’argousins et d’archers. Est-ce aussi par bonté qu’on ne manque pas de cracher sur lui, toutes les fois qu’il passe à portée, et qu’on le peut sans être aperçu de lui ?

[…]

Mais plus cette haine individuelle se décèle, moins on comprend comment on est parvenu à y faire participer tout le monde, et ceux même sur qui nul des motifs qui l’ont fait naître ne pouvait agir. Malgré l’adresse des chefs du complot, la passion qui les dirigeait était trop visible pour ne pas mettre à cet égard le public en garde contre tout ce qui venait de leur part. Comment, écartant des soupçons si légitimes, l’ont-ils fait entrer si aisément, si pleinement dans toutes leurs vues, jusqu’à le rendre aussi ardent qu’eux-mêmes à les remplir ? Voilà ce qui n’est pas facile à comprendre et à expliquer.

Leurs marches souterraines sont trop ténébreuses pour qu’il soit possible de les y suivre. Je crois seulement apercevoir, d’espace en espace, au-dessus de ces gouffres, quelques soupiraux qui peuvent en indiquer les détours.

[…]

Voilà tout ce qu’opère la haine que les bons ont pour les méchants ; c’est une haine de répugnance et d’éloignement, d’horreur même et d’effroi, mais non pas d’animosité. Elle fuit son objet, en détourne les yeux, dédaigne de s’en occuper : mais la haine contre Jean-Jacques est active, ardente, infatigable ; loin de fuir son objet, elle le cherche avec empressement pour en faire à son plaisir. Le tissu de ses malheurs, l’œuvre combinée de sa diffamation, montre une ligne très étroite et très agissante, où tout le monde s’empresse d’entrer. Chacun concourt avec la plus vive émulation à le circonvenir, à l’environner de trahisons et de pièges, à empêcher qu’aucun avis utile ne lui parvienne, à lui ôter tout moyen de justification, toute possibilité de repousser les atteintes qu’on lui porte, de défendre son honneur et sa réputation ; à lui cacher tous ses ennemis, tous ses accusateurs, tous leurs complices. On tremble qu’il n’écrive pour sa défense ; on s’inquiète de tout ce qu’il dit, de tout ce qu’il fait, de tout ce qu’il peut faire ; chacun paraît agité de l’effroi de voir paraître de lui quelque apologie. On l’observe, on l’épie avec le plus grand soin pour tâcher d’éviter ce malheur. On veille exactement à tout ce qui l’entoure, à tout ce qui l’approche, à quiconque lui dit un seul mot. Sa santé, sa vie, sont de nouveaux sujets d’inquiétude pour le public : on craint qu’une vieillesse aussi fraîche ne démente l’idée des maux honteux dont on se flattait de le voir périr ; on craint qu’à la longue les précautions qu’on entasse ne suffisent plus pour l’empêcher de parler. Si la voix de l’innocence allait enfin se faire entendre à travers les huées, quel malheur affreux ne serait-ce point pour le corps des gens de lettres, pour celui des médecins, pour les grands, pour les magistrats, pour tout le monde ? Oui, si, forçant ses contemporains à le reconnaître honnête homme, il parvenait à confondre enfin ses accusateurs, sa pleine justification serait la désolation publique.

Tout cela prouve invinciblement que la haine dont Jean-Jacques est l’objet n’est point la haine du vice et de la méchanceté, mais celle de l’individu. Méchant ou bon, il n’importe ; consacré à la haine publique, il ne lui peut plus échapper ; et, pour peu qu’on connaisse les routes du cœur humain, l’on voit que son innocence reconnue ne servirait qu’à le rendre plus odieux encore, et à transformer en rage l’animosité dont il est l’objet. On ne lui pardonne pas maintenant de secouer le pesant joug dont chacun voudrait l’accabler ; on lui pardonnerait bien moins les torts qu’on se reprocherait envers lui ; et, puisque vous-même avez un moment éprouvé un sentiment si injuste, ces gens si pétris d’amour-propre supporteraient-ils sans aigreur l’idée de leur propre bassesse, comparée à sa patience et à sa douceur ? Eh ! soyez certain que si c’était en effet un monstre, on le fuirait davantage, mais on le haïrait beaucoup moins.

La piste que tu soulèves me semble intéressante. Je ne crois pas en effet que tes persécuteurs haïssent en toi le vice ou la méchanceté d’où le fait que, vis-à-vis d’eux, tes confessions étaient sans doute inutiles. Ils savaient déjà tous que tu étais innocent et meilleur qu’eux quand, des années avant même que tu puisses en avoir le moindre soupçon, ils t’entouraient déjà avec leurs trames, leurs complots, leurs intrigues pour surveiller et surtout contrôler tous tes faits et gestes. S’ils haïssent quelque chose, c’est bien l’individu comme tu l’expliques. Peu importe que cet individu s’appelle Jean, Jacques ou Paul, qu’il soit bon ou méchant : s’il reste individu et refuse de fusionner dans le surhomme, dans la Nation, il suscitera l’animosité ou la haine des autres exactement comme un homme qui refuserait de devenir un soldat. Cette piste du soldat me semble également intéressante à suivre. Nous savons tous qu’en cas de déclaration de guerre, le pouvoir en place peut disposer instantanément de notre corps à sa guise pour nous envoyer à la boucherie, pour tuer et nous faire tuer. C’est ce qu’ils appellent « la participation à la défense ». Le pouvoir placarde un papier sur une mairie et instantanément toute liberté individuelle disparait : tous les hommes de 18 à 50 ans sont maintenant disposables à merci dans cet état de guerre et devront se soumettre aux ordres, y compris les plus cruels et les plus barbares ce qui ne manque jamais de se produire en cas de guerre. Il faut reconnaitre que nous sommes avertis dès notre enfance de cet état de fait. L’état a le droit de nous transformer en soldat, un statut pire que celui d’esclave. Dans toute déclaration de guerre, la propagande fait son travail et tous ceux qui refuseraient de rejoindre les rangs sont fusillés. Quelques exemples suffisent à convaincre tous les autres de s’en tenir à l’obéissance aveugle envers leurs chers officiers. Pire, la propagande réussit même probablement ce tour de force de faire ressentir à tous les autres soldats qui, eux, ont acceptés de prendre les armes, que la sanction de mort est juste : le soldat se disant « et pourquoi moi je devrais aller me faire tuer et pas lui ? ». Sa vieille mère se disant de même « Et pourquoi mon fils irait se faire tuer et pas le fils de la boulangère ? ». Bref, on assassine les rebelles et personne n’y trouve rien à redire.

Revenons maintenant à nos moutons. Il s’agit toujours pour moi de convaincre une personne non-informée. Cette personne sait normalement déjà qu’elle est réquisitionnable en cas de déclaration de guerre et que tout le monde l’est. Mais la guerre n’est pas un processus binaire : Guerre / paix. Il ne suffit pas de placarder un papier sur une mairie où il est écrit que la paix est déclarée pour que tout le monde s’esclame « chouette, on peut ranger nos fusils ». Un auteur a écrit « la guerre est la continuation de la paix par d’autres moyens ». Un autre (je ne sais plus dans quel ordre) a proposé l’inverse « la paix est la continuation de la guerre par d’autres moyens ». Que signifie cette dernière phrase ? Une fois que la guerre visible et entendable (des morts, des coups de fusils) est terminée, une nouvelle guerre, secrète cette fois, qu’on appelle « la paix » se met en place : son champ de bataille c’est le psychisme humain. La « paix » n’est pas un état statique mais un état constamment dynamique et donc instable. Des groupes différents avec des intérêts et des visions différentes vont vouloir s’accaparer ce psychisme humain et le modeler à leur guise c’est-à-dire selon leur propre conception de ce que devrait être l’homme. Ce psychisme est le psychisme de tout un chacun et il fait l’objet d’attaques multiples, constamment et donc à chaque seconde. Pour défendre ce psychisme, on ne parle pas de « soldats » mais « d’agents ». Et il en va de même que pour la réquisition des soldats : cela concerne tout le monde : tout le monde doit se taire et obéir aux ordre et missions secrètes. Cela concerne plus de monde encore que dans les guerres visibles car les femmes et probablement de nombreux enfants sont également impliqués. Revenons maintenant à nos moutons, mon ami Rousseau : il se pourrait que ce que les autres te reprochent, la raison pour laquelle ils te haïssent est le fait que tu refuses d’être un soldat défendant le psychisme de la « Nation » c’est-à-dire un agent. Le sentiment induit dans l’esprit des gens pourrait être similaire au sentiment que les gens ont envers ceux qui refusent de rejoindre les rangs militaires : « pourquoi moi je devrais accepter d’être un pion contraint au silence et acceptant de faire n’importe quoi comme par exemple de persécuter des innocents et pas lui ? ». Cela pourrait être la raison de leur haine. Bon ou mauvais, là n’est pas la question ? La question c’est « pourquoi je devrais accepter d’être un pion et pas lui ? ».

Alors que penses-tu de tout cela mon ami Rousseau ? A la lumière de ce que je t’écris et après 15 ans de persécutions « finalement bien légitimes », aurais-tu convenu de « ton erreur », obéis à « ton devoir de citoyen » et rejoins les rangs des agents pour défendre ce psychisme commun qu’on appelle « Etat » ? J’en doute. Et moi ? La réponse est NON bien-sûr mais la question est plus complexe qu’il n’y paraît et mérite d’être traitée en profondeur or ce n’est ni l’endroit ni le moment. En revanche, je dirais simplement que je participe déjà à la défense du psychisme humain seulement je le fais en homme libre et non pas en soldat. Les 40 premières années de ma vie m’ont largement montré que mon psychisme avait été bien mal défendu par le surhomme : trop de choses ont été trop dures, des choses que le surhomme n'a probablement jamais vues ni comprises. Par bien des aspects, les 30 ans qui ont précédés les persécutions n’ont pas été moins dures que ces 10 dernières années de persécution. Or toute la logique du surhomme consiste à faire ressentir un décalage énorme entre la vie d’avant (censée être douce et paradisiaque) et celle d’après (l’enfer de la solitude, la confrontation constante au faux et au mal). Pas de bol car chez moi, ce décalage par bien des aspects (mais pas tous) est loin d’être aussi grand que le surhomme le voudrait.

Après Auschwitz (si Auschwitz a existé car aujourd’hui je doute de tout ; je précise immédiatement que je présente mes excuses aux victimes dans l’hypothèse où Auschwitz ait vraiment existé : de toute façon, étant moi-même victime, elles savent que nous sommes du même côté. Je précise également que ces excuses n’ont rien à voir avec les lois françaises contre le négationnisme dont je me fous. Je ne crois pas qu’un juge ait le courage de venir frapper à ma porte car il se prendrait une fessée dont il se rappellerait toute sa vie). Donc après Auschwitz, certaines victimes ont rapporté que les intellectuels avaient plus soufferts que les ouvriers. La raison avancée est que les conditions de vie des ouvriers à l’usine avant leur déportation n’était pas si différente de celles qu’ils ont trouvés dans les camps. Je n’ai aucune idée si tout cela reflète une quelconque vérité car je n’y étais pas. Néanmoins je peux faire le parallèle exactement inverse. Les persécutions dont nous faisons l’objet, mon cher Rousseau, se déroule essentiellement dans la sphère psychique, cognitive, intellectuelle (pas seulement car j’ai été interné et donc privé de liberté réellement). Or durant les 30 ans qui ont précédés ces persécutions plus ostensibles, j’ai été victime de pressions et d’oppression psychique et intellectuelles à des niveaux déjà bien trop élevés, entre autres à l’école. Cette oppression psychique est potentiellement passée sous le radar du surhomme, qui ne voit bien souvent que ce qu’il veut. Il y avait déjà pourtant un certain nombre de signes alarmants : à 20 ans, j’étais déjà bien avancé sur la voie de l’alcoolisme et ce genre de « détail » ne vient jamais de nulle part : c’est le signe d’un psychisme en souffrance depuis longtemps, comme chacun le sait ou devrait le savoir. La société dans laquelle j’imaginais vivre à cette époque ressemblait par bien des égards à de l’anarchisme car je me percevais en individu libre et responsable de mes choix : être alcoolique à 20 ans c’était mon problème et ma responsabilité et celle de personne d’autre. Mais dans une société du contrôle où je suis maintenu dans l’obscurité et soumis à des pressions psychiques extrêmes (sans que j’en ai conscience), où les faux-planchers sont partout pour me faire penser, agir, être ce que le surhomme veut que je sois (y compris quand mon corps n’arrive plus à suivre), la responsabilité de la sécurité de mon psychisme incombe au surhomme. Et donc si je suis alcoolique à 20 ans, c’est de sa faute. Je prends ici l’alcoolisme comme exemple car cela est relativement parlant mais je pourrais rentrer dans 1000 autres subtilités, des choses pourtant facilement évitables qui font souffrir un homme et dégrade son psychisme, sa qualité de vie et donc sa vie. Un surhomme ne peut reconnaitre c’est chose-là soit parce qu’il ne les voit pas et cela s’appelle être aveugle (1) soit parce qu’il craint de les voir et préfère les minimiser, les nier, les railler ou simplement fermer les yeux parce qu’il a peur des conséquences qu’il devrait nécessairement tirer (2) soit parce qu’il les assume intérieurement comme tel (3). Dans les deux derniers cas, cela s’appelle être un surhomme.

Mon cher Rousseau, si cela fait 9 ans que je supporte toute cette merde -- et je suis prêt à supporter cette même merdre jusqu’à la fin de mes jours -- c’est en grande partie parce que les 30 ans qui ont précédés étaient guère mieux. Et cela, je crains qu’aucun surhomme ne soit capable de l’admettre. Les conséquences pour lui vont tout simplement trop loin. Telle est sa faiblesse.

Ainsi pour les prochaines décennies, je préfère donc largement être mon propre maître à bord. Et ce n’est pas mon psychisme seul que j’ai le devoir de défendre mais bien également celui de mon prochain. Comme d’habitude, je ferai au mieux en fonction de mes forces.

Quant à moi, pour expliquer de pareilles dispositions, je ne puis penser autre chose, sinon qu’on s’est servi, pour exciter dans le public cette violente animosité, de motifs semblables à ceux qui l’avaient fait naître dans l’âme des auteurs du complot. Ils avaient vu cet homme, adoptant des principes tout contraires aux leurs, ne vouloir, ne suivre ni parti ni secte ; ne dire que ce qui lui semblait vrai, bon, utile aux hommes, sans consulter en cela son propre avantage, ni celui de personne en particulier. Cette marche, et la supériorité qu’elle lui donnait sur eux, fut la grande source de leur haine.

[…]

Rien n’inspire tant de courage que le témoignage d’un cœur droit, qui tire de la pureté de ses intentions l’audace de prononcer hautement et sans crainte des jugements dictés par le seul amour de la justice et de la vérité : mais rien n’expose en même temps à tant de dangers et de risques de la part d’ennemis adroits que cette même audace, qui précipite un homme ardent dans tous les pièges qu’ils lui tendent ; et, le livrant à une impétuosité sans règle, lui fait faire contre la prudence mille fautes où ne tomba qu’une âme franche et généreuse, mais qu’ils savent transformer en autant de crimes affreux.

[…]

Le même fiel qui coule avec l’encre dans les écrits des maîtres abreuve les cœurs des disciples. Devenus esclaves pour être tyrans, ils ont fini par prescrire, en leur propre nom, les lois que ceux-là leur avaient dictées, et à voir dans toute résistance la plus coupable rébellion.

[…]

Le système qu’ils ont adopté remplit mieux toutes leurs vues et prévient tous les inconvénients. Le chef-d’œuvre de leur art a été de transformer en ménagements pour leur victime les précautions qu’ils ont prises pour leur sûreté. Un vernis d’humanité, couvrant la noirceur du complot, acheva de séduire le public, et chacun s’empressa de concourir à cette bonne œuvre : il est si doux d’assouvir saintement une passion et de joindre au venin de l’animosité le mérite de la vertu ! Chacun se glorifiant en lui-même de trahir un infortuné, se disait avec complaisance : « Ah ! que je suis généreux ! C’est pour son bien que je le diffame, c’est pour le protéger que je l’avilis ; et l’ingrat, loin de sentir mon bienfait, s’en offense ! mais cela ne m’empêchera pas d’aller mon train et de le servir de la sorte en dépit de lui. » Voilà comment, sous le prétexte de pourvoir à sa sûreté, tous, en s’admirant eux-mêmes, se font contre lui les satellites de vos messieurs, et, comme écrivait Jean-Jacques à M***, sont si fiers d’être des traîtres. Concevez-vous qu’avec une pareille disposition d’esprit on puisse être équitable et voir les choses comme elles sont ? On verrait Socrate, Aristide, on verrait un ange, on verrait Dieu même avec des yeux ainsi fascinés, qu’on croirait toujours voir un monstre infernal.

Je confirme encore une fois l’existence du « vernis d’humanité couvrant la noirceur du complot » dont tu parles.

[…]

Mais quelque facile que soit cette pente, il est toujours bien étonnant, dites-vous, qu'elle soit universelle, que tous la suivent sans exception, que pas un seul n’y résiste et ne proteste, que la même passion entraîne en aveugle une génération tout entière, et que le consentement soit unanime dans un tel renversement du droit de la nature et des gens.

[…]

Il y a même plus de bassesse que de malice dans les indignités dont le grand nombre l’accable ; et l’on voit à leur air, à leur ton, dans leurs manières, qu’ils l’ont bien moins en horreur comme objet de haine, qu’en dérision comme infortuné.

[…]

De plus, quoique personne ne combatte ouvertement l’opinion générale, ce qui serait se compromettre à pure perte, pensez-vous que tout le monde y acquiesce réellement ? Combien de particuliers peut-être, voyant tant de manœuvres et de mines souterraines, s’en indignent, refusent d’y concourir, et gémissent en secret sur l’innocence opprimée ! combien d’autres, ne sachant à quoi s’en tenir sur le compte d’un homme enlacé dans tant de pièges, refusent de le juger sans l’avoir entendu ; et, jugeant seulement ses adroits persécuteurs, pensent que des gens à qui la ruse, la fausseté, la trahison, coûtent si peu, pourraient bien n’être pas plus scrupuleux sur l’imposture ! Suspendus entre la force des preuves qu’on leur allègue, et celles de la malignité des accusateurs, ils ne peuvent accorder tant de zèle pour la vérité, avec tant d’aversion pour la justice, ni tant de générosité pour celui qu’ils accusent, avec tant d’art à gauchir devant lui et se soustraire à ses défenses. On peut s’abstenir de l’iniquité, sans avoir le courage de la combattre. On peut refuser d’être complice d’une trahison, sans oser démasquer les traîtres. Un homme juste, mais faible, se retire alors de la foule, reste dans son coin ; et, n’osant s’exposer, plaint tout bas l’opprimé, craint l’oppresseur, et se tait. Qui peut savoir combien d’honnêtes gens sont dans ce cas ? Ils ne se font ni voir ni sentir : ils laissent le champ libre à vos messieurs jusqu’à ce que le moment de parler sans danger arrive. Fondé sur l’opinion que j’eus toujours de la droiture naturelle du cœur humain, je crois que cela doit être. Sur quel fondement raisonnable peut-on soutenir que cela n’est pas.

[…]

Donc, quoi que vous en puissiez dire, ils sont du complot ; car ce que j’appelle en être n’est pas seulement être dans le secret de vos messieurs, je présume que peu de gens y sont admis ; mais c’est adopter leur unique principe, c’est se faire, comme eux, une loi de dire à tout le monde et de cacher au seul accusé le mal qu’on pense ou qu’on feint de penser de lui, et les raisons sur lesquelles on fonde ce jugement, afin de le mettre hors d’état d’y répondre, et de faire entendre les siennes ; car, sitôt qu’on s’est laissé persuader qu’il faut le juger, non seulement sans l’entendre, mais sans en être entendu, tout le reste est forcé, et il n’est pas possible qu’on résiste à tant de témoignages si bien arrangés, et mis à l’abri de l’inquiétante épreuve des réponses de l’accusé.

[…]

D’autres causes encore ont pu concourir à ces faux jugements. Cet homme a donné à vos messieurs, par ses Confessions, qu’ils appellent ses Mémoires, une prise sur lui qu’ils n’ont eu garde de négliger. Cette lecture qu’il a prodiguée à tant de gens, mais dont si peu d’hommes étaient capables, et dont bien moins encore étaient dignes, a initié le public dans toutes ses faiblesses, dans toutes ses fautes les plus secrètes. L’espoir que ces Confessions ne seraient vues qu’après sa mort lui avait donné le courage de tout dire, et de se traiter avec une justice souvent même trop rigoureuse. Quand il se vit défiguré parmi les hommes, au point d’y passer pour un monstre, la conscience, qui lui faisait sentir en lui plus de bien que de mal, lui donna le courage que lui seul peut-être eut, et aura jamais, de se montrer tel qu’il était ; il crut qu’en manifestant à plein l’intérieur de son âme, et révélant ses Confessions, l’explication si franche, si simple, si naturelle, de tout ce qu’on a pu trouver de bizarre dans sa conduite, portant avec elle son propre témoignage, ferait sentir la vérité de ses déclarations, et la fausseté des idées horribles et fantastiques qu’il voyait répandre de lui, sans en pouvoir découvrir la source. Bien loin de soupçonner alors vos messieurs, la confiance en eux de cet homme si défiant alla, non seulement jusqu’à leur lire cette histoire de son âme, mais jusqu’à leur en laisser le dépôt assez longtemps. L’usage qu’ils ont fait de cette imprudence a été d’en tirer parti pour diffamer celui qui l’avait commise ; et le plus sacré dépôt de l’amitié est devenu, dans leurs mains, l'instrument de la trahison. Ils ont travesti ses défauts en vices, ses fautes en crimes, les faiblesses de sa jeunesse en noirceurs de son âge mur : ils ont dénaturé les effets, quelquefois ridicules, de tout ce que la nature a mis d’aimable et de bon dans son âme ; et ce qui n’est que des singularités d’un tempérament ardent, retenu par un naturel timide, est devenu par leurs soins une horrible dépravation de cœur et de goût. Enfin, toutes leurs manières de procéder à son égard, et des allures dont le vent m’est parvenu, me portent à croire que pour décrier ses Confessions, après en avoir tiré contre lui tous les avantages possibles, ils ont intrigué, manœuvré, dans tous les lieux où il a vécu, et dont il leur a fourni les renseignements, pour défigurer toute sa vie, pour fabriquer avec art des mensonges, qui en donnent l’air à ses Confessions, et pour lui ôter le mérite de la franchise, même dans les aveux qu’il fait contre lui. Eh ! puisqu’ils savent empoisonner ses écrits, qui sont sous les yeux de tout le monde, comment n’empoisonneraient-ils pas sa vie, que le public ne connaît que sur leur rapport ?

L’amour du vrai, l’amour de la recherche de la vérité -- y compris vis-à-vis de soi-même -- et la détestation des masques ne sont pas des choses partagées par tout le monde. Je soupçonne que la plupart des gens ne supporteraient pas de vivre sans masque. Comme je l’ai dit, le masque leur est aussi indispensable que l’oxygène. Ils sont remplis d’ombre et ne supportent pas la lumière car cette dernière les brûlerait. Cette manière d’être est pour eux l’expression de leur force. Et ceux qui, comme toi et moi, sont naturellement porté vers la lumière et voudraient pouvoir se montrer exactement tel qu’ils sont, sont perçus comme des faibles. Culture et nature sont passés par là et donc l’évolution aussi et nous sommes aujourd’hui une minorité. C’est ainsi.

[…]

Quant à l’accueil sec et dur qu’il fait aux quidams arrogants ou pleureux qui viennent à lui, j’en ai souvent été le témoin moi-même, et je conviens qu’en pareille situation cette conduite serait fort imprudente dans un hypocrite démasqué, qui, trop heureux qu’on voulût bien feindre de prendre le change, devrait se prêter, avec une dissimulation pareille, à cette feinte, et aux apparents ménagements qu’on ferait semblant d’avoir pour lui. Mais osez-vous reprocher à un homme d’honneur outragé, de ne pas se conduire en coupable, et de n’avoir pas, dans ses infortunes, la lâcheté d’un vil scélérat ? De quel œil voulez-vous qu’il envisage les perfides empressements des traîtres qui l’obsèdent, et qui, tout en affectant le plus pur zèle, n’ont en effet d’autre but que de l’enlacer de plus en plus dans les pièges de ceux qui les emploient ? Il faudrait, pour les accueillir, qu’il fut en effet tel qu’ils le supposent ; il faudrait qu’aussi fourbe qu’eux, et feignant de ne les pas pénétrer, il leur rendît trahison pour trahison. Tout son crime est d’être aussi franc qu’ils sont faux : mais après tout que leur importe qu’il les reçoive bien ou mal ? Les signes les plus manifestes de son impatience ou de son dédain n’ont rien qui les rebute. Il les outragerait ouvertement, qu’ils ne s’en iraient pas pour cela. Tous de concert, laissant à sa porte les sentiments d’honneur qu’ils peuvent avoir, ne lui montrent qu’insensibilité, duplicité, lâcheté, perfidie, et sont auprès de lui comme il devrait être auprès d’eux, s’il était tel qu’ils le représentent ; et comment voulez-vous qu’il leur montre une estime qu’ils ont pris si grand soin de ne lui pas laisser ? Je conviens que le mépris d’un homme qu’on méprise soi-même est facile à supporter ; mais encore n’est-ce pas chez lui qu’il faut aller en chercher les marques. Malgré tout ce patelinage insidieux, pour peu qu’il croie apercevoir, au fond des âmes, des sentiments naturellement honnêtes et quelques bonnes dispositions, il se laisse encore subjuguer. Je ris de sa simplicité, et je l’en fais rire lui-même. Il espère toujours qu’en le voyant tel qu'il est quelques-uns du moins n’auront plus le courage de le haïr, et croit, à force de franchise, toucher enfin ces cœurs de bronze. Vous concevez comment cela lui réussit ; il le voit lui-même, et, après tant de tristes expériences, il doit enfin savoir à quoi s’en tenir.

Notre franchise est perçue comme une faiblesse. A l’école, les plus faibles sont lynchés par tous les autres. Dans le monde « adulte », les plus faibles (qui ne disposent pas d’une protection) sont lynchés de la même manière. C’est pourquoi j’ai mis « adulte » entre guillemet.

[…]

Dans ces épanchements auxquels il aime encore à se livrer, et souvent avec plus de plaisir que de prudence, il m’a quelquefois confié ses peines, et j’ai vu que la patience avec laquelle il les supporte n’ôtait rien à l’impression qu’elles font sur son cœur. Celles que le temps adoucit le moins se réduisent à deux principales, qu’il compte pour les seuls vrais maux que lui aient faits ses ennemis. La première est de lui avoir ôté la douceur d’être utile aux hommes, et secourable aux malheureux, soit en lui en ôtant les moyens, soit en ne laissant plus approcher de lui, sous ce passeport, que des fourbes qui ne cherchent à l’intéresser pour eux qu’afin de s’insinuer dans sa confiance, l’épier, et le trahir. La façon dont ils se présentent, le ton qu’ils prennent en lui parlant, les fades louanges qu’ils lui donnent, le patelinage qu’ils y joignent, le fiel qu’ils ne peuvent s’abstenir d’y mêler, tout décèle en eux de petits histrions grimaciers qui ne savent ou ne daignent pas mieux jouer leur rôle. Les lettres qu’il reçoit ne sont, avec des lieux communs de collège, et des leçons bien magistrales sur ses devoirs envers ceux qui les écrivent, que de sottes déclamations contre les grands et les riches, par lesquelles on croit bien le leurrer ; d’amers sarcasmes sur tous les états ; d’aigres reproches à la fortune, de priver un grand homme comme l'auteur de la lettre, et, par compagnie, l’autre grand homme à qui elle s’adresse, des honneurs et des biens qui leur étaient dus, pour les prodiguer aux indignes ; des preuves tirées de là, qu’il n’existe point de Providence ; de pathétiques déclarations de la prompte assistance dont on a besoin, suivies de fières protestations de n’en vouloir néanmoins aucune. Le tout finit d’ordinaire par la confidence de la ferme résolution où l’on est de se tuer, et par l’avis que cette résolution sera mise en exécution sonica, si l’on ne reçoit bien vite une réponse satisfaisante à la lettre.

Ici Rousseau, tu déclares qu’il y a deux principales peines qui comptent pour seuls vrais maux que t’aient fait tes ennemis. La première c’est de t’avoir ôté la douceur d’être utile aux hommes et secourable aux malheureux. Ils me font essentiellement la même chose donc je confirme que ce que tu dis est rigoureusement exacte. Mais je veux que le lecteur analyse bien le deuxième vrai mal qu’ils t’ont fait et qui est décrit plus loin car il relativement bien dissimulé dans le texte et cela pourrait mettre en exergue la présence d’une falsification. Voyez, cher lecteur, si vous trouvez par vous-même ce qu’est exactement ce deuxième mal et si vous l’auriez trouvé si je ne vous avais pas demandé de faire plus particulièrement attention. La réponse à cet exercice sera dans quelques pages.

[…]

Après avoir été plusieurs fois très sottement la dupe de ces menaçants suicides, il a fini par se moquer et d’eux et de sa propre bêtise. Mais quand ils n’ont plus trouvé la facilité de s’introduire avec ce pathos, ils ont bientôt repris leur allure naturelle, et substitué, pour forcer sa porte, la férocité des tigres à la flexibilité des serpents.

[…]

Si tous ces empressés ne venaient que pour voir et chercher ce qui est, sans doute il aurait tort de les éconduire ; mais pas un seul n’a cet objet, et il faudrait bien peu connaître les hommes et la situation de Jean-Jacques pour espérer de tous ces gens-là ni vérité ni fidélité. Ceux qui sont payés veulent gagner leur argent, et ils savent bien qu'ils n’ont qu’un seul moyen pour cela, qui est de dire, non ce qui est, mais ce qui plaît, et qu’ils seraient mal venus à dire du bien de lui. Ceux qui l’épient de leur propre mouvement, mus par leur passion, ne verront jamais que ce qui la flatte ; aucun ne vient pour voir ce qu’il voit, mais pour l’interpréter à sa mode. Le blanc et le noir, le pour et le contre, leur servent également. Donne-t-il l’aumône, ah ! le cafard ! la refuse-t-il, voilà cet homme si charitable ! S’il s’enflamme en parlant de la vertu, c’est un tartufe ; s’il s’anime en parlant de l’amour, c’est un satyre ; s’il lit la gazette, il inédite une conspiration ; s’il cueille une rose, on cherche quel poison la rose contient. Trouvez à un homme ainsi vu quelque propos qui soit innocent, quelque action qui ne soit pas un crime, je vous en défie.

Le paragraphe ci-dessus me donne l’occasion de traiter du problème de la liberté d’expression. Quand un certain nombre de personnes en regarde une en particulier, les choses se passent souvent comme dans un prisme. J’entends par prisme le fait qu'en pénétrant à l’intérieur du prisme, la lumière va être éclatée en de multiples longueurs d’onde et on va observer toutes les couleurs de l’arc en ciel. Je précise que je ne sais pas si ma définition du prisme est scientifiquement rigoureuse : seul l’éclatement de la lumière en de multiples longueurs d’onde m’intéresse ici. Revenons à notre personne observée de toute part : il en va de même : Tous les observateurs observent la même personne mais tous verront leur personne selon leur angle de vue et à chaque fois cette personne sera perçue différemment. Multiplier le nombre de personne qui observent et vous vous retrouvez avec toutes les longueurs d’onde. On pourrait résumer ce que je décris ici par le fameux « on ne peut pas plaire à tout le monde ». Quelle que soit l’action que vous faites (bonne ou mauvaise), vous trouverez toujours de gens qui voit, de bonne foi, le mal dans le bien que vous pensez avoir fait et réciproquement. Notez d’ailleurs que les services / sociétés secrètes sont les premiers concernés par ce problème. Ils le connaissent donc bien et disposent très certainement d'une palette d'outils pour faire émerger un ou des consensus. Pour faire émerger « l'objectivité ». Il va de soi que ces outils sont faillibles. Ils le savent sans doute mais jusqu’à quel point ?

Le problème du prisme c’est que les individus craignent la diffamation. Même en admettant la bonne foi de tous, si tous les individus se mettent à exprimer publiquement leur avis sur un tel ou un tel (le mal qu’ils en pensent, qu’ils ont cru voir à partir de leur angle de vue), on ne peut exclure la dislocation de la société. J’ai précisé dans mes ordres de mission que je travaillais à charge et à décharge du surhomme. Cela ne veut pas dire que je suis un juge. Je ne veux pas juger, mais comprendre et secourir. Pour illustrer le problème ci-dessus, on va prendre un exemple simple. Un médecin dans un village. Le seul médecin du village. Admettons objectivement que ce médecin a une compétence normale et moyenne. Bref, il connait son métier et l’exerce du mieux qu’il peut. Pour me faciliter la démonstration mais je pourrais m’en passer, admettons également qu’il trompe sa femme et que tout le village le sait. Nous avons donc dans le village un certain nombre d’insatisfaits vis-à-vis du médecin : tous ceux qui s’estiment mal soigné d’une part et tous ceux qui voient d’un mauvais œil les frivolités, les libertés que le médecin s’autorise avec les bonnes mœurs d'autre part. Admettons maintenant que parmi ses insatisfaits, un certain nombre soit assez influents et charismatiques pour qu’une diffamation manifeste se mette à place à l’encontre de notre médecin. Le village n’est pas content et commence à gronder. La femme du médecin le quitte, ce dernier a de moins en moins de patients, il rentre en dépression et arrête d’exercer sa profession. Quel est le bilan net de « cette liberté d’expression » dont chaque villageois a pu jouir librement ? Le village avait un médecin et il n’en a plus. Si le village est isolé, il faudra parcourir un grand nombre de kilomètre pour voir un autre médecin et sur le plan statistique, la qualité moyenne des soins que les villageois peuvent espérer recevoir va chuter. Ils seront ainsi les premières victimes de leur liberté d’expression.

J’ai pris l’exemple du médecin car il est plus parlant mais ce que je dis est bien sûr valable pour n’importe quelle personne, n’importe quelle profession. Vous diffamez un paysan ? S’il arrête son activité professionnelle à cause de vous, vous n’aurez plus à manger.

Ainsi une liberté d’expression complète fait potentiellement générer des risques de dislocation de la société. Et c’est une des raisons pour laquelle il existe une société sécrète, un surhomme. Ce dernier régit probablement les règles en matière de liberté d’expression. Ceux qui ne respectent pas ces règles secrètes sont, entre-autres, diffamés pour « les aider à comprendre ». La diffamation elle-même rentre dans le cadre de la liberté d’expression. Ce n’est pas tout à fait vrai dans la mesure où la loi française interdit la diffamation entendue comme le fait de dire quelque chose de faux publiquement envers quelqu’un. Mais j’entends par diffamation quelque chose d’un peu différent : le simple fait de dire du mal publiquement de quelqu’un : « il trompe sa femme », « c’est un mauvais médecin car il a mal soigné mon cancer » etc… Si « c’est vrai », ce n’est plus de la diffamation, cela est légal, c’est « la liberté d’expression » et cela suffit à détruire quelqu’un. Or on a vu avec le problème du prisme que la vérité est multiple et que chacun voit les choses selon son propre angle de vue. La justice va donc se trouver dans l’incapacité de discerner le vrai du faux. Ce qui relève de la diffamation et ce qui n’en est pas. De tout façon, vrai ou faux, une fois que la rumeur est mise en place, bien souvent le mal est fait, la graine est semée dans les esprits et même si la justice vient laver la personne diffamée, c’est trop tard. Et je rappelle ici qu’on se plaçait en plus dans un système théorique où les gens étaient de bonne foi : ils disaient sincèrement le mal qu’ils pensaient du médecin. Bien sûr dans la réalité, il existe aussi les complots où l’on se passe de l’axiome « sincérité » et où l’on raconte n’importe quoi sur quelqu’un dans le seul but de le détruire pour une raison X ou Y.

Alors que penser de tout cela ? souhaitez-vous vivre dans un monde où la liberté d’expression est une histoire qu’on raconte « aux enfants » car elle est en réalité secrètement bridée pour de multiples raisons dont celle énoncée ci-dessus ? Ou préférez-vous vivre dans un monde où chacun peut dire ce qu’il veut au risque d’être diffamé et où il est fort à parier que « la vérité » qui s’impose est celle du plus fort ou du plus malin ? En « allemand » (je rappelle que « allemand » signifie en langage codé, à double sens, équivoque), mes persécuteurs appellent cela « la jungle ». Bref, la loi du plus fort.

Je n’ai pas de solution à ce problème. Et ma mission n’est pas d’en trouver une. J’ai un besoin viscéral de conserver ma liberté d’expression et je ne peux donc pas m’en passer. Je préfère subir les persécutions. Ne croyant qu’en l’exemple, je ne peux pas raisonnablement m’octroyer un privilège que je déconseillerais à un autre. Que chacun fasse selon ce que sa tête, ses entrailles et son cœur lui dictent. Je ne peux nier l’existence du problème soulevé par « la jungle ». Mais en ce qui me concerne, cette société secrète m’a fait trop de mal. Et même si je suis dépendant d’elle par bien des aspects, j’ai beaucoup plus confiance en moi qu’en elle. Autrement dit, le devenir de mes « neveux » (pris au sens large des générations futures) me semble plus sûr « moi en dehors de cette société sécrète » que « moi intégré à cette société secrète ». Je peux comprendre que d’autres aient eu d’autres chemins de vie. Et qu’ils estiment que les bienfaits qu’ils ont reçu de cette société secrète surpassent largement les contraintes auxquelles ils ont dû se soumettre. Un homme que j’estimais -- mon copain Laurent -- qui est malheureusement décédé (et je donne son prénom parce qu’il est mort sinon j’aurais tu son identité) participait à la société sécrète, comme tout le monde. Un jour en allemand et en substance, il m’a regardé droit dans les yeux en me disant « mais qu’est-ce que tu reproches à la maison ?». Maison signifiait ici, à double sens : Mère-patrie / Nation / société secrète / surhomme. Ces yeux étaient plein de colère envers moi et cela ne pouvait être feint. Je n’ai rien pu répondre tellement j’ai été glacé d’effroi par ses yeux qui me montraient l’épaisseur du mur d’incompréhension qui nous séparait alors même que nous étions bons copains. Je peux comprendre que pour mon copain Laurent, sa Mère (le terme mère est le terme équivoque allemand pour parler de la société sécrète, c’est la mère nourricière, la mère-patrie) ait représenté une entité positive qui l’a accompagné et protégé sans jamais l’abandonné quoi qu’il ait fait. Et donc cette présence tout au long de sa vie ait été perçu comme positive et bénéfique. Mais mon histoire est bien différente et s’il la connaissait, je pense qu’il comprendrait pourquoi ma place n’est pas dans cette maison. Une citation de je-ne-sais-qui dit « l’ennemi est celui dont on ne connait pas encore l’histoire ». Elle n’est pas intégrée à « Couleur » mais elle aurait pu l’être et le sera donc peut-être un jour.

[…]

Mais comme ce n’est pas la vérité qu’on cherche, qu’on ne veut que noircir la victime, et qu’au lieu d’étudier son caractère on ne veut que le diffamer, peu importe qu’il se conduise bien ou mal, et qu’il soit innocent ou coupable. Tout ce qui importe est d’être assez au fait de sa conduite pour avoir des points fixes sur lesquels ou puisse appuyer le système d’imposture dont il est l’objet, sans s’exposer à être convaincus de mensonge ; et voilà à quoi l'espionnage est uniquement destiné.

Je te rejoins complétement sur le fait que ta conduite passée, présente ou future -- bonne ou mauvaise -- n’a sans doute aucune influence sur les persécutions dont tu as été victime. Une autre hypothèse est que ce système viserait à se prémunir des « traîtres ». Tous ceux qui participent à cette société secrète connaissent parfaitement le sort réservé à ceux qui parlent c’est-à-dire les gens comme toi et moi. Ils le connaissent car chaque jour ils participent eux-mêmes à ces persécutions. Ils savent donc le prix à payer s’ils parlent. Ils auront à subir ce que nous subissons. L’énorme système d’imposture, d’espionnage et de torture dont nous sommes victimes ne viserait donc pas tant à se prémunir de nous qu’à persuader tous les autres de ne pas suivre notre exemple.

Pour une personne non-informée, il est difficile de se représenter ce qu’implique réellement le mot secret dans « service secret » ou « société secrète ». « Secret » cela veut VRAIMENT dire « secret ». Et donc cela veut dire que ceux qui parlent vont avoir des gros problèmes. On peut les tuer. Cela s’est fait, se fait encore probablement et se fera encore. Mais cela a des inconvénients : ceux qui sont au courant de l’assassinat -- et potentiellement, il s’agit des proches de l’assassiné -- peuvent « mal le vivre » et commencer à comploter contre le système. La conséquence du crime pourrait bien être de créer 10 ou 100 ennemis qui ne penseront plus qu’à une chose : la vengeance secrète. C’est pourquoi l’assassinat n’est pas toujours l’option la plus pragmatique. Les systèmes qui misent sur la terreur ont souvent des bases très fragiles car les hommes ne supportent pas la terreur et préfèrent bien souvent la mort et la vengeance. Alors comment une société secrète arrive-elle à se maintenir sécrète ? Et bien par les systèmes dont Rousseau et moi-même sommes les victimes : une sorte de complot gigantesque, incluant tout le monde de force et visant à casser les liens de fraternité qui unissent celui qui parle, « le traitre », aux autres. On ne le tue pas, on l’isole complétement. Tout le monde connait le prix à payer et ce dernier n’est pas la mort physique mais la mort sociétale. Un de mes persécuteurs, par l’entremise de la télévision, m’a dit un jour en hurlant comme une bête : « tu as un futur mais tu n’as pas d’avenir ». Cela aurait pu être blessant d’autant plus que c’était au tout début des persécutions. Mais il n’a pas réussi à me blesser et son « bon mot » ne m’a guère impacté : il faut dire que j’ai été impacté/littéralement mangé à ce moment-là par des choses bien plus horribles.

[…]

Ce n’est point aux méchants qu’on fait toutes ces choses-là, ce sont eux qui les font aux autres.

[…]

Voilà, monsieur, les raisons qui l’ont forcé de changer de conduite avec ceux qui l’approchent, et de résister aux penchants de son cœur, pour ne pas s’enlacer lui-même dans les pièges tendus autour de lui. J’ajoute à cela que son naturel timide et son goût éloigné de toute ostentation ne sont pas propres à mettre en évidence son penchant à faire du bien, et peuvent même, dans une situation si triste, l’arrêter quand il aurait l’air de se mettre en scène. Je l’ai vu, dans un quartier très vivant de Paris, s’abstenir malgré lui d’une bonne œuvre qui se présentait, ne pouvant se résoudre à fixer sur lui les regards malveillants de deux cents personnes ;

Idem, il m’arrive également de ne pas faire une bonne action parce que je crains de la faire pour des raisons ostentatoires. Parfois également, je ne la fais pas car c’est l’occasion d’utiliser le fait de ne pas la faire comme test anti-ambition. D’autres fois, je ne la fais pas car l’humeur du jour, corrélée le plus souvent à la quantité et la qualité du sommeil -- comprenez un désespoir fort -- ne me permet pas d’être en mesure de donner. Les bonnes actions qu’on me propose de faire étant le plus souvent des leurres ou des pseudo-leurres, les conséquences pour celui qui n’en reçoit pas les bienfaits ne sont jamais -- j’ose l’espérer -- bien grave. Je vois en écrivant ces mots qu’il y a peut-être au moins une exception à ce que je viens d’écrire mais c’est trop douloureux pour que je traite ce point ici. Cela viendra peut-être plus tard.

[…]

Quant à la seconde et à la plus sensible des peines que lui ont faites les barbares qui le tourmentent, il la dévore en secret, elle reste en réserve au fond de son cœur, il ne s’en est ouvert à personne, et je ne la saurais pas moi-même s’il eût pu me la cacher. C’est par elle que, lui ôtant toutes les consolations qui restaient à sa portée, ils lui ont rendu la vie à charge, autant qu’elle peut l’être à un innocent. À juger du vrai but de vos messieurs par toute leur conduite à son égard, ce but paraît être de l’amener par degrés, et toujours sans qu’il y paraisse, jusqu’au plus violent désespoir, et, sous l’air de l’intérêt et de la commisération, de le contraindre, à force de secrètes angoisses, à finir par les délivrer de lui. Jamais, tant qu’il vivra, ils ne seront, malgré toute leur vigilance, sans inquiétude de se voir découverts. Malgré la triple enceinte de ténèbres qu’ils renforcent sans cesse autour de lui, toujours ils trembleront qu’un trait de lumière ne perce par quelque fissure, et n’éclaire leurs travaux souterrains. Ils espèrent, quand il n’y sera plus, jouir plus tranquillement de leur œuvre ; mais ils se sont abstenus jusqu’ici de disposer tout-à-fait de lui, soit qu’ils craignent de ne pouvoir tenir cet attentat aussi caché que les autres, soit qu’ils se fassent encore un scrupule d’opérer par eux-mêmes l’acte auquel ils ne s’en font aucun de le forcer, soit enfin qu’attachés au plaisir de le tourmenter encore ils aiment mieux attendre de sa main la preuve complète de sa misère. Quel que soit leur vrai motif, ils ont pris tous les moyens possibles pour le rendre, à force de déchirements, le ministre de la haine dont il est l’objet. Ils se sont singulièrement appliqués à le navrer de profondes et continuelles blessures, par tous les endroits sensibles de son cœur. Ils savaient combien il était ardent et sincère dans tous ses attachements ; ils se sont appliqués sans relâche à ne lui pas laisser un seul ami. Ils savaient que, sensible à l’honneur et à l’estime des honnêtes gens, il faisait un cas très médiocre de la réputation qu’on n’acquiert que par des talents ; ils ont affecté de prôner les siens, en couvrant d’opprobre son caractère. Ils ont vanté son esprit pour déshonorer son cœur. Ils le connaissaient ouvert et franc jusqu’à l’imprudence, détestant le mystère et la fausseté ; ils l’ont entouré de trahisons, de mensonges, de ténèbres, de duplicité. Ils savaient combien il chérissait sa patrie ; ils n’ont rien épargné pour la rendre méprisable, et pour l’y faire haïr. Ils connaissaient son dédain pour le métier d’auteur, combien il déplorait le court temps de sa vie qu’il perdit à ce triste métier, et parmi les brigands qui l’exercent ; ils lui font incessamment barbouiller des livres, et ils ont grand soin que ces livres, très dignes des plumes dont ils sortent, déshonorent le nom qu’ils leur font porter. Ils l’ont fait abhorrer du peuple dont il déplore la misère, des bons dont il honora les vertus, des femmes dont il fut idolâtre, de tous ceux dont la haine pouvait le plus l’affliger. À force d’outrages sanglants, mais tacites, à force d’attroupements, de chuchotements, de ricanements, de regards cruels et farouches, ou insultants et moqueurs, ils sont parvenus à le chasser de toute assemblée, de tout spectacle, des cafés, des promenades publiques ; leur projet est de le chasser enfin des rues, de le renfermer chez lui, de I’y tenir investi par leurs satellites, et de lui rendre enfin la vie si douloureuse qu’il ne la puisse plus endurer. En un mot, en lui portant à la fois toutes les atteintes qu’ils savaient lui être les plus sensibles, sans qu’il puisse en parer aucune, et ne lui laissant qu’un seul moyen de s’y dérober, il est clair qu’ils l’ont voulu forcer à le prendre. Mais ils ont tout calculé sans doute, hors la ressource de l’innocence et de la résignation. Malgré l’âge et l’adversité, sa santé s’est raffermie et se maintient : le calme de son âme semble le rajeunir ; et, quoiqu’il ne lui reste plus d’espérance parmi les hommes, il ne fut jamais plus loin du désespoir.

C’est dans ce long paragraphe qu’est décrit la deuxième peine que Rousseau compte pour seul vrai mal que lui ont fait ses ennemis. Avez-vous réussi à voir de quoi il s’agissait ? Car c’est relativement bien dissimulé par Rousseau lui-même ou par ses falsificateurs. En particulier quand on lit rapidement. Reprenons donc les phrases clés.

« À juger du vrai but de vos messieurs par toute leur conduite à son égard, ce but paraît être de l’amener par degrés, et toujours sans qu’il y paraisse, jusqu’au plus violent désespoir, et, sous l’air de l’intérêt et de la commisération, de le contraindre, à force de secrètes angoisses, à finir par les délivrer de lui. »: Ici il est vrai que la phrase est claire et sans équivoque mais elle est lourde et longue et on peut facilement passer à côté de ce qu’elle signifie si on n’y prête pas attention : Rousseau nous révèle que la deuxième chose qui lui fait si mal est la crainte que toute cette trame qu’il vit depuis 15 ans n’ait qu’un seul but : le pousser au suicide, le pousser à mettre fin à ses jours lui-même pour que ses persécuteurs n’aient même pas eu besoin de se salir les mains en faisant le sale boulot eux-mêmes. Plus loin, on lit « mais ils se sont abstenus jusqu’ici de disposer tout-à-fait de lui, soit qu’ils craignent de ne pouvoir tenir cet attentat aussi caché que les autres, soit qu’ils se fassent encore un scrupule d’opérer par eux-mêmes l’acte auquel ils ne s’en font aucun de le forcer, soit enfin qu’attachés au plaisir de le tourmenter encore ils aiment mieux attendre de sa main la preuve complète de sa misère. ». Idem, la phrase est claire et sans équivoque mais vu que le mot clés « suicide » n’est jamais écrit, on peut passer à côté du sens si on lit distraitement. Voyons maintenant le dernier exemple : « À force d’outrages sanglants, mais tacites, à force d’attroupements, de chuchotements, de ricanements, de regards cruels et farouches, ou insultants et moqueurs, ils sont parvenus à le chasser de toute assemblée, de tout spectacle, des cafés, des promenades publiques ; leur projet est de le chasser enfin des rues, de le renfermer chez lui, de I’y tenir investi par leurs satellites, et de lui rendre enfin la vie si douloureuse qu’il ne la puisse plus endurer. En un mot, en lui portant à la fois toutes les atteintes qu’ils savaient lui être les plus sensibles, sans qu’il puisse en parer aucune, et ne lui laissant qu’un seul moyen de s’y dérober, il est clair qu’ils l’ont voulu forcer à le prendre. ». Remarquez la dernière phrase « il est clair qu’ils l’ont voulu forcer à le prendre ». Chacun, s’il partage mon analyse, comprendra que la vraie phrase est « il est clair qu’ils ont voulu le forcer au suicide ». Pourquoi alors ce mot « prendre », qui en français moderne n’a -- sauf erreur de ma part -- pas le moindre sens ? On peut ici clairement supposer l’introduction d’une falsification par un changement de mot et par une complexification des phrases qui dissimulent un point que Rousseau aurait peut-être souhaité beaucoup plus clair : sa crainte que toute cette trame n’est pas d’autre fin que de le pousser au suicide.

Je fournirai au lecteur le pdf et l’epub des œuvres complètes de Rousseau aux éditions Arvensa. La phrase « il est clair qu’ils l’ont voulu forcer à le prendre » se trouve à la page 6197, dernière ligne. L’ensemble des textes numérisés contient de nombreuses fautes de français et j’en ai corrigé un grand nombre pour faciliter la lecture à mes lecteurs. Cela provient certainement des techniques de numérisation (scan et technique d’OCR). Je ne peux en blâmer les éditions Arvensa qui ont réalisé cet énorme travail de numérisation de textes de Rousseau (9000 pages). Je ne crois pas que l’éditeur ait eu le temps de corriger toutes ces typos, n’y d’étudier les éventuelles incohérences des textes comme ce mot « prendre » qui n’a aucun sens et pourrait suggérer des falsifications introduites il y a bien longtemps. J’ai étudié le portrait choisi par les éditions Arvensa pour illustrer la première page de couverture. Ce n’est pas celui que Rousseau exécrait ce qui est déjà un bon point. Ce n’est pas non plus celui qui m’apparait le plus beau : celui de Quentin de la Tour. C’est un portrait intermédiaire mais plus proche de celui de Quentin de la tour. La bouche est divisée en deux zones dont une zone particulièrement rouge sans que cela puisse être complétement expliqué par l’ombre. Cette bipartition de la bouche questionne pour un homme comme moi, en charge de la défense de Rousseau, quitte à prendre le risque de sembler inutilement pointilleux ou paranoïaque. A décharge, le deuxième portrait est celui qui contient le plus de lumière et donc illustre l’amour de Rousseau pour la lumière et donc contre l’obscurité. D’autre part, le choix des éditions Arvensa de proposer comme dernier texte (et donc en guise de conclusion) « l’essai sur la vie et le caractère de Jean-Jacques Rousseau » écrit par G H. Morin semble clairement faire pencher la balance dans la volonté de réhabiliter complétement Rousseau et de reconnaitre la réalité de la trame qui a existé contre lui. Et donc je veux croire que les éditeurs Arvensa aiment sincèrement Rousseau et ont contribué à le blanchir plus qu’à le noircir. Je reviendrai peut-être également sur le texte de G H. Morin. Je veux croire également à la sincérité de son amour pour Rousseau même si un certain nombre de points me questionnent.

Portrait de Rousseau
Portrait de Rousseau
Portrait de Rousseau

Figure 2. Trois portraits de Jean-Jacques Rousseau. Du plus beau au plus laid mais c’est subtil d’une part et subjectif d’autre part. Je n’ai aucune accointance particulière pour ergoter sur des détails sans importance mais le fait est que nos persécuteurs codent souvent l’information de cette manière et donc je veux en avertir le lecteur. Un apologiste pourrait par exemple écrire un texte semblant présenter positivement tel ou tel homme mais en mettant un portrait hideux en première de couverture. Non pas ostensiblement hideux car l’artifice ne serait que trop flagrant mais hideux dans des détails très fins, avertissant les lecteurs informés de son opinion réelle sur la personne dont il a fait l’apologie. Encore une fois, tout cela n’a que bien peu d’importance mais il me faut avertir ceux qui doivent l’être qu’il y a des gens qui n’ont rien d’autre à foutre dans leur vie que de s’amuser à ce genre de bêtises. Je répète ici que je disculpe les éditions Arvensa de tout mauvais procès d’intention : le choix du portrait 2 me semblant tout à fait acceptable.

Mon cher Rousseau, revenons maintenant à ta deuxième plus grande peine : la crainte que toute cette trame n’ait pour objectif que de te pousser au suicide. Il me faut ici te préciser un point important. Nos persécutions ne sont pas totalement identiques. Peut-être que les tiennes ont été plus dures et plus cruelles que ne le sont les miennes mais je n’en suis pas sûr et cela dépend beaucoup de mon état au moment où j’écris. J’ai bien évidemment gardé longtemps sur la table cette hypothèse que toute cette trame n'avait pour objectif que mon suicide. Je les ai menacé une fois de me suicider. Cette menace était à la fois du bluff et à la fois pas du bluff. C’est-à-dire que quand j’ai écrit la menace, je ne pensais pas réellement le faire : j’étais ivre mort et grandement en souffrance. Sobre, je n’aurais pas fait cette menace car je veux appartenir à cette catégorie d’homme qui ne menacent que s’ils sont réellement prêts à mettre à exécution. Et ce n’était pas le cas. Mais quand la dead-line est arrivé, le jour J, c’était un mardi et pour des raisons très complexes, les choses ont pris une toute autre tournure et si les circonstances avaient été un tout petit peu différentes, je m’ouvrais les veines dans une baignoire le soir à minuit. Cette menace claire avec deadline, je ne l'ai fait qu’une fois. Par contre, un grand nombre de fois j’ai laissé planer l’idée clairement et ostensiblement à mes persécuteurs que la question du suicide était sur la table. Elle l’a toujours été et l’est encore. Je ne disais pas « attention, je vais me suicider » mais « attention, je pourrais me suicider ». La nuance est importante car elle avait pour objectif de ne pas dissimuler la réalité de mes pensées suicidaires quotidiennes et souvent oppressantes. Mon but n’était pas de les inquiéter ni de leur mettre la pression mais simplement de les avertir que mon âme consacre plusieurs minutes par jour à l’idée et à la préparation de mettre un terme définitif à toute cette merde. S’en tenir à la vérité, telle est ma position. Telle est également la tienne.

Pourtant je ressens ces derniers temps une différence par rapport à ta position. Je ne crois plus trop que leur but soit mon suicide. C’est plus complexe que cela. Par contre, je sens aussi que si je me suicidais, cela ne leur ferait pas grand-chose et qu’il existe sans doute des lignes pré-tracées pour gérer pragmatiquement ce type de cas de figure. Lignes intérieures que certains se fabriquent pour être prêt au cas où cela se produise : cela reste humain. Lignes extérieures plus nauséabondes que le surhomme pourrait anticiper grâce à sa grande expérience, sa grande mémoire d’éléphant des milliers et millions de cas où cela s’est produit. Je rappelle que dans un pays comme la France, c’est officiellement 10 000 suicides par an (3 fois plus que les accidents de la route) et qu’une certaine proportion pourrait être directement lié à la présence d’un surhomme. Je précise également qu’il m’est devenu odieux de citer des chiffres statistiques (le 10 000) qui -- je le vois en moi-même -- contient une dimension déshumanisante : le chiffre et l’argumentation qui va avec, compte plus que la réalité de chaque drame personnel caché derrière chaque « 1 » de ce « 10 000 ». J’ai fait une exception pour informer mon lecteur mais à terme, j’espère un jour ne plus ressentir le besoin de m’appuyer sur des chiffres et des statistiques quand ils sont associés à la violence, à la souffrance, à l’horreur et à la mort.

Revenons à nos moutons. Je te disais que je ne crois plus trop que le fin mot de l’histoire ait pour objectif mon suicide. Ce ressenti est vrai en T1. En T2, c’est l’inverse : il existe une pression colossale pour que je quitte le plus rapidement possible ce monde factice.

J’ai jeté sur vos objections et vos doutes l’éclaircissement qui dépendait de moi. Cet éclaircissement, je le répète, n’en peut dissiper l’obscurité, même à mes yeux ; car la réunion de toutes ces causes est trop au-dessous de l’effet, pour qu’il n’ait pas quelque autre cause encore plus puissante, qu’il m’est impossible d’imaginer.

Troisième Dialogue

Il est, je le répète, des genres de malheurs auxquels il n’est pas même permis à un honnête homme d’être préparé, et ce sont ceux-là précisément qu’on a choisis pour l’en accabler. Comme ils l’ont pris au dépourvu, du premier choc il s’est laissé abattre, et ne s’est pas relevé sans peine : il lui a fallu du temps pour reprendre son courage et sa tranquillité. Pour les conserver toujours, il eut eu besoin d’une prévoyance qui n’était pas dans l’ordre des choses, non plus que le sort qu’on lui préparait. Non, monsieur, ne croyez point que la destinée dans laquelle il est enseveli soit le fruit naturel de son zèle à dire sans crainte tout ce qu’il crut être vrai, bon, salutaire, utile ; elle a d’autres causes plus secrètes, plus fortuites, plus ridicules, qui ne tiennent en aucune sorte à ses écrits. C’est un plan médité de longue main, et même avant sa célébrité ; c’est l’œuvre d’un génie infernal, mais profond, à l’école duquel le persécuteur de Job aurait pu beaucoup apprendre dans l’art de rendre un mortel malheureux.

[…]

Dans cette seconde lecture, mieux ordonnée et plus réfléchie que la première, suivant de mon mieux le fil de ses méditations, j’y vis partout le développement de son grand principe, que la nature a fait l’homme heureux et bon, mais que la société le déprave et le rend misérable. L’Émile, en particulier, ce livre tant lu, si peu entendu, et si mal apprécié, n’est qu’un traité de la bonté originelle de l’homme, destiné à montrer comment le vice et l’erreur, étrangers à sa constitution, s’y introduisent du dehors, et l’altèrent insensiblement.

[…]

Les ligueurs eux-mêmes l’ont senti, et bientôt ils ont pris une autre méthode qui leur a beaucoup mieux réussi ; c’est de n’attaquer Jean-Jacques en public qu’à mots couverts, et le plus souvent sans nommer ni lui ni ses livres ; mais de faire en sorte que l’application de ce qu’on en dirait fût si claire, que chacun la fit sur-le-champ. Depuis dix ans que l’on suit cette méthode, elle a produit plus d’effet que des outrages trop grossiers, qui, par cela seul, peuvent déplaire au public ou lui devenir suspects.

[…]

On ne conçoit pas comment la diffamation d’un particulier sans emploi, sans projet, sans parti, sans crédit, a pu faire une affaire aussi importante et aussi universelle. On conçoit beaucoup moins comment une pareille entreprise a pu paraître assez belle pour que tous les rangs, sans exception, se soient empressés d’y concourir per fas et nefas, comme à l’œuvre la plus glorieuse. Si les auteurs de cet étonnant complot, si les chefs qui en ont pris la direction avaient mis à quelque honorable entreprise la moitié des soins, des peines, du travail, du temps, de la dépense, qu’ils ont prodigués à l’exécution de ce beau projet, ils auraient pu se couronner d’une gloire immortelle à beaucoup moins de frais qu’il ne leur en a coûté pour accomplir cette œuvre de ténèbres, dont il ne peut résulter pour eux ni bien ni honneur, mais seulement le plaisir d’assouvir en secret la plus lâche de toutes les passions, et dont encore la patience et la douceur de leur victime ne les laissera jamais jouir pleinement.

[…]

Il est impossible que vous ayez une juste idée de la position de votre Jean-Jacques, ni de la manière dont il est enlacé. Tout est si bien concerté à son égard, qu’un ange descendrait du ciel pour le défendre sans y pouvoir parvenir. Le complot dont il est le sujet n’est pas de ces impostures jetées au hasard qui font un effet rapide, mais passager, et qu’un instant découvre et détruit. C’est, comme il l’a senti lui-même, un projet médité de longue main, dont l’exécution lente et graduée ne s’opère qu’avec autant de précaution que de méthode, effaçant à mesure qu’elle avance et les traces des routes qu’elle a suivies et les vestiges de la vérité qu’elle a fait disparaître. Pouvez-vous croire qu’évitant avec tant de soin toute espèce d’explication, les auteurs et les chefs de ce complot négligent de détruire et dénaturer tout ce qui pourrait un jour servir à les confondre ? et, depuis plus de quinze ans qu’il est en pleine exécution, n’ont-ils pas eu tout le temps qu’il leur fallait pour y réussir ? Plus ils avancent dans l’avenir, plus il leur est facile d’oblitérer le passé, ou de lui donner la tournure qui leur convient.

Malheureusement je sais que cela est possible d’une part et vrai d’autre part. C’est pourquoi sur les 9000 pages qui me sont parvenus de toi (et je n’en ai lu que peut-être 1000 ou 2000), il n’y a pas une seule phrase que j’ai considérée comme sûre à 100 %, exempt de toute falsification. Je m’en suis expliqué dans la lettre qui t’est adressée. Les deux seules choses que je tiens pour sûres sont la réalité des persécutions qui tu as enduré d’une part et la réalité de ton innocence d’autre part. Tout le reste est placé dans des SAS de protection pour analyse. Je considère que le vrai côtoie le faux. Que ces deux-là sont souvent entremêlés de manière complexe ou subtile. Et même parfois, que deux énoncés apparemment opposés sont susceptibles d’être vrais tous les deux, ou faux tous les deux. C’est ce que j’appelle « le cloud ». Je ne prends aucun risque et j’accepte de naviguer sur de l’instable d’autant qu’il n’y a probablement pas d’alternatives possibles. Je ne crois pas que tu aurais voulu que je travaille différemment.

[…]

Eh ! quelles seraient désormais les ressources de Jean-Jacques et de ses défenseurs, s’il s’en osait présenter ? Où trouverait-il des juges qui ne fussent pas du complot, des témoins qui ne fussent pas subornés, des conseils fidèles qui ne l’égarassent pas ? Seul contre toute une génération liguée, d’où réclamerait-il la vérité que le mensonge ne répondît à sa place ? Quelle protection, quel appui trouverait-il pour résister à cette conspiration générale ? Existe-t-il, peut-il même exister, parmi les gens en place, un seul homme assez intègre pour se condamner lui-même, assez courageux pour oser défendre un opprimé dévoué depuis si longtemps à la haine publique, assez généreux pour s’animer d’un pareil zèle, sans autre intérêt que celui de l’équité ? Soyez sûr que, quelque crédit, quelque autorité que pût avoir celui qui oserait élever la voix en sa faveur, et réclamer pour lui les premières lois de la justice, il se perdrait sans sauver son client, et que toute la ligue, réunie contre ce protecteur téméraire, commençant par l’écarter de manière ou d’autre, finirait par tenir, comme auparavant, sa victime à sa merci. Rien ne peut plus la soustraire à sa destinée ; et tout ce que peut faire un homme sage qui s’intéresse à son sort est de rechercher en silence les vestiges de la vérité pour diriger son propre jugement, mais jamais pour le faire adopter par la multitude, incapable de renoncer par raison au parti que la passion lui a fait prendre.

Ma position pour prendre ta défense est constituée de quatre composantes : deux négatives et deux positives.

  1. La négative 1 : c’est que je ne suis pas un défenseur « pur, impartial et désintéressé » qui tomberait sur ton texte et déciderait de ne pas laisser une telle ignominie sans réponse. Un certain nombre d’hommes ont peut-être tenu ce noble rôle. Je citerai ce que j’ai pu trouver dans cette édition numérique : Musset-Pathay (en demi-teinte) et G H. Morin de manière beaucoup plus poussée. Eux n’ont pas prétendu faire eux-mêmes l’objet de persécution similaire, ils ont simplement prétendu mener des investigations pour t’innocenter et réhabiliter ta mémoire. Peut-être n’avaient-ils pas d’intérêt directe autre que celui du noble sentiment de la justice qui a émergé en eux et guidé leur action. Non-persécuté et lisant ton texte, je n’aurais jamais compris quel était mon devoir, quelle justice je me devais de te rendre. C’est bien le fait d’être dans la même situation que toi qui génère ces lignes que je suis en train d’écrire. Bref, j’y ai un intérêt plus évident : en te blanchissant, je ne vois que trop que je me blanchis moi-même et donc je ne peux prétendre à la même pureté de sentiment qu’a peut-être eu G H. Morin à ton égard.
  2. La négative 2 : étant persécuté d’une manière très similaire (mais pas complétement identique) à la tienne, je ne peux compter que sur la providence pour propager la réalité de ce que tu as dû endurer. Et comme toi, mes textes sont à haut risque de falsification et je n’ai aucun moyen de garantir leur authenticité. Mais je sais aussi que tu te moquerais par bien des égards de la réussite ou pas de la propagation de ma défense. Le seul fait que je t’aime, que je sais ce que tu as enduré, avec quel courage tu l’as enduré et pourquoi tu l’as enduré suffirait à rendre ton cœur léger et heureux.
  3. La positive 1. Tu parles ci-dessus des risques et de l’imprudence que pourrait prendre de manière absurde un protecteur téméraire. Or étant déjà moi-même dans ta situation, je ne prends pas plus de risque, ce qui fait que de ce point de vue-là, je suis ton défenseur idéal. D’autre part, je n’ai pas besoin de mener des investigations pour établir la vérité. La simple corrélation entre ce que tu décris et ce que je vis suffit à me garantir avec une haute probabilité que ce que tu dis est sincère et vrai.
  4. La positive 2. Nous savons tous les deux que le temps que je passe ici à discuter avec toi à 246 ans d’intervalle n’a pas pour objectif réel la réhabilitation de ton nom, de l’homme que tu étais. Le passé c’est le passé et seul le futur compte. Transmettre la vérité sur le calvaire que d’autres t’ont fait vivre a pour objectif d’empêcher que d’autres aient à subir le même sort. Ou pour ceux qui le subissent déjà, de leur transmettre le fruit de nos expériences pour leur faire gagner du temps dans leur investigations, pour alléger les maux dont ils sont victimes et pour leur permettre peut-être de réussir là où nous avons échoué. Je n'oublie pas les persécuteurs et je ne considère pas leur sort plus enviable que le mien. Je n’échangerais jamais ma position contre la leur. Mais je les perçois, tout comme toi, comme des êtres strictement mécaniques, comme des robots. Je n’ai aucun canal de communication avec eux. Et comme je ne sais pas la vérité, je ne sais pas même s’ils sont vivants. C’est te dire le brouillard dans lequel j’évolue. La seule chose que je peux faire pour eux c’est leur dire que je les pardonne. Que je n’ai pas l’intention ni de les juger, ni de me venger. Chrétien, si ma mission consistait à devoir les sauver, je m’y emploierais du mieux que je peux.

[…]

Pour moi, je veux vous faire ici ma confession sans détour. Je crois Jean-Jacques innocent et vertueux ; et cette croyance est telle au fond de mon âme, qu’elle n’a pas besoin d’autre confirmation. Bien persuadé de son innocence, je n’aurai jamais l’indignité de parler là-dessus contre ma pensée, ni de joindre contre lui ma voix à la voix publique, comme j’ai fait jusqu’ici dans une autre opinion. Mais ne vous attendez pas non plus que j’aille étourdiment me porter à découvert pour son défenseur, et forcer ses délateurs à quitter leur masque pour l’accuser hautement en face. Je ferais en cela une démarche aussi imprudente qu’inutile, à laquelle je ne veux point m’exposer. J’ai un état, des amis à conserver, une famille à soutenir, des patrons à ménager. Je ne veux point faire ici le don Quichotte, et lutter contre les puissances, pour faire un moment parler de moi, et me perdre pour le reste de ma vie.

J’ai souvent la figure de Don Quichotte qui me vient à l’esprit pour illustrer ce qu’est ma vie. Cela ne me dérange pas outre mesure. Je suis habitué à endurer des sentiments ou entrevoir des images autrement plus terrifiantes.

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Loin de craindre une discussion contradictoire, Jean-Jacques n’a cessé de la rechercher, de provoquer à grands cris ses accusateurs, et de dire hautement ce qu’il avait à dire. Eux, au contraire, ont toujours esquivé, fait le plongeon, parlé toujours entre eux à voix basse, lui cachant avec le plus grand soin leurs accusations, leurs témoins, leurs preuves, surtout leurs personnes, et fuyant avec le plus évident effroi toute espèce de confrontation.

Il y a des ressemblances et des dissemblances entre ton histoire et la mienne. Concernant les ressemblances, il va de soi que mes persécuteurs ne sont pas en mesure de gérer une discussion contradictoire, une confrontation avec moi, « en Français » : la seule chose que j’accepterais. Car comme toi, je veux bien passer en revue toutes mes erreurs, toute mes fautes et s’il en est, tous mes crimes, si telle était leur volonté. Je peux répondre point par point à n’importe quoi sans même avoir besoin de préparer quoi que ce soit. Mais cela, ils le savent très bien d’une part et d’autre part, ils ne peuvent pas discuter « en Français » avec moi car c’est leur règle. Accepterais-je donc d’en discuter « en allemand » si tel était leur désir ? Certainement pas et cela, c’est ma règle. Je ne parle « qu’en français ». Le double-langage est pour moi une hérésie. Je n’en ai jamais eu besoin et je ne m’y livre jamais. Parfois même il m’arrive de craindre qu’ils aient pu penser qu’il y avait derrière mes paroles ou mes actions un langage à double entente. En situation de faiblesse, il m’est arrivé d’en avoir des sueurs froides. En particulier, cette habitude d’écouter des chansons en boucle : quand je vois qu’il est possible d’y interpréter un signe, un message (que je n’ai jamais voulu envoyer), cela me dérange parfois. Ce fût le cas une fois avec une chanson d’Ennio Morricone « il était une fois dans l’ouest » suggérant l’idée de vengeance de ma part. Ce fût le cas une autre fois avec la chanson « donne moi ton corps / femme like U » de K Maro pouvant laisser entendre que je baignais dans tout ce merdier d’idées de surhomme. Ce ne fût jamais le cas : je n’envoie que des messages en clair. Difficile d’établir un canal de communication quand un parti ne parle qu’en français et l’autre qu’en allemand. Mais le problème principal n’est pas là. Ils travaillent avec des logiques de prisme, de probabilités : ce qu’ils sont est probablement incompatible avec une confrontation directe, quand bien même je l’accepterais en allemand. Ils n’y ont aucun intérêt car ils savent qu’ils n’ont aucune chance. De leur point de vue, ce serait se jeter dans la gueule du loup. Et selon un certain angle de vue, ils n’ont pas complétement tort : face à un sophiste, un orateur professionnel, ils seraient susceptibles de perdre pour de mauvaises raisons.

Un jour ma psychiatre m’a compté une histoire, une blague (peut-être à double entente mais je m’en fou : je la prend au premier degré) : c’est l’histoire d’un vieux dans une maison de retraite, très vieux. Peut-être 110 ans. Il est interrogé par un journaliste « Pouvez-vous m’expliquer quel est le secret de votre longévité exceptionnel ? ». Le vieux répond : « oui, mon secret c’est que je ne discute jamais ». Le journaliste est interpellé, choqué même. Il s’exclame : « quoi ? mais ce n’est pas un motif de longévité cela ? » Et le vieux répond simplement : « vous devez avoir raison. »

Une confrontation orale ou écrite avec mes persécuteurs ? Si je monte sur le ring de boxe, je vais gagner et je vais mettre K.O mon adversaire. Mais d’une part, je pourrais gagner pour de mauvaises raisons comme je l’ai expliqué : si par exemple je ne suis qu’un sophiste qui s’ignore. Donc mes persécuteurs n’y ont pas intérêt et moi-non plus. D’autres part, il y a une citation de spiritualité orientale que j’aime, qui n’est pas dans « Couleur » mais qui pourrait y être : « rien n’est pire que la logique du boxeur qui cherche à mettre K.O son adversaire ». Même en gagnant sans sophisme, selon cette philosophie orientale, en mettant K.O mon adversaire, je perdrais. Ainsi, j’en suis arrivé à la conclusion qu’une confrontation n’avait aucun sens ni pour eux, ni pour moi. A vrai dire je n’avais jamais vraiment réfléchi à tout cela avant ce soir car je n’ai jamais cru qu’une confrontation soit possible.

En T1, la situation m’apparaît ainsi : vis-à-vis de moi, mes persécuteurs sont exactement dans la position du vieux : ils ne discutent jamais. C’est le secret de leur longévité. Et ce qui est drôle c’est que vis-à-vis de mes persécuteurs, je suis aussi exactement dans la position du vieux. Je ne discute jamais. Et c’est le secret de ma longévité. La situation est donc ainsi : en T1, il y a un surhomme et une personne et toute discussion est parfaitement inutile. J’entends souvent la phrase « ne pas répéter les erreurs du passé et bla bla bla et bla bla bla ». Pourtant le pattern décrit ci-dessus : « il y a un surhomme et une personne et toute discussion est parfaitement inutile » pourrait bien être un pattern qui existe depuis des millénaires et qui se reproduit encore et encore, invariablement.

Comme je l’ai dit plus haut, je me perçois plutôt comme l’homme de Néandertal (amené à disparaitre) et le surhomme comme l’homo Sapiens (amené à s’imposer, à « gagner » et donc à survivre). L’évolution « culturelle » et « biologique » faisant son travail, à terme, des hommes comme Rousseau ou moi pourraient être de plus en plus rares. Si les guerres et les crimes du 20ème siècle sont vrais (première et seconde guerre mondiale), cela pourrait être l’indice que ma théorie est vraie. La facilité pour convaincre la partie « soldat / agent / pion » de l’âme de tuer ou de se faire tuer contrastant avec la difficulté de la partie « personne » (en l’absence de surhomme) de tuer froidement son prochain en période de paix. L’évolution sélectionnerait petit à petit les deux traits en parallèle : l’inoffensivité et le pacifisme de la personne civile et la cruauté et l’absence complète de considération morale du soldat ou de l’agent fusionné en surhomme. Ces deux traits apparemment opposés, pour être sûr d’être bien compris, évoluant parallèlement dans la même tête, dans la même personne. Sur le plan biologique, rien ne me semble contredire cette possibilité évolutive. Un chien de garde a déjà été sélectionné par l’évolution sur la base de deux traits de caractère apparemment opposés : il doit se comporter de manière strictement inoffensive vis-à-vis de ses maîtres, des enfants de ses maîtres et des amis de ses maîtres et, à l’inverse, faire preuve d’une agressivité et de faculté d’attaque réelles et efficaces envers les étrangers et tout ce qui est étiqueté « potentiellement hostile ». L’évolution est donc largement capable de gérer des nuances. En 2023, je n’exclue donc pas qu’il y ait un certain nombre de nucléotides qui encodent : « déclenchement d’un comportement agressif et offensif facile dans le cadre d’un surhomme, difficile hors du cadre du surhomme ». Mais tout n’est pas qu’évolution biologique : la maitrise des textes (ce serait identique en considérant la parole): création, modification, réplication (duplication), suppression est potentiellement capable d’induire les mêmes comportements dans un être humain sans passer par une modification génétique (nucléotide). C’est ce que j’appelle l’évolution « culturelle ». Evolution « culturelle » et « naturelle » sont à la fois très différentes et très proches. Très différentes car l’évolution « culturelle » travaille sur des idées, des pensées qui sont la résultante des processus cérébraux / neurologiques / cognitifs humain. L’évolution biologique travaille sur le génome et son unité de base est le nucléotide. En ce qui concerne les ressemblances maintenant, évolution « culturelle » et « biologique » ont ultimement toutes deux pour support ce qu’on peut considérer comme un texte encodable en bits. Et les fonctions qui manipulent ce texte sont également identiques. De mémoire, trois fonctions sont suffisantes pour manipuler le texte et générer de la diversité et de la sélection mais quand je les cite, je préfère en citer 4 car cela me semble plus clair : création, modification, réplication (duplication), suppression.

On pourrait arguer que la présence de ce texte est en soi une forme de discussion avec les persécuteurs, avec le surhomme. Or j’écrivais au-dessus que je ne discutais pas. N’y a-t-il pas contradiction ? Pour qu’il y ait une discussion, il faut être au minimum deux et qu’il y ait des échanges. Je n’écris pas cela pour susciter une discussion avec le surhomme : elle est inutile et nous le savons tous les deux. Mes ordres de mission sont clairs : j’estime mes chances de discussion très minces mais existantes avec « les mutants » c’est-à-dire les personnes dans la même position que Rousseau et moi. Très très minces avec les « poissons » c’est-à-dire les personnes non-informées (ce que j’étais avant la mise en place des persécutions visibles). Et très très très minces avec la « partie » personne des agents / des persécuteurs. Il serait absurde de proposer des probabilités de réussites. Mes textes ne sont que des bouteilles jetées à la mer. Mais ça vaut quand même le coup de tenter, car Rousseau : tu as jeté ta bouteille à la mer et elle est arrivée jusqu’à moi. Je n’ai pas pu t’aider car 246 ans nous séparent. Mais toi tu as pu m’aider. Et en cela, je ne te remercierai jamais assez.

[…]

Tout est contre lui, je le sais, le pouvoir, la ruse, l’argent, l’intrigue, le temps, les préjugés, son ineptie, ses distractions, son défaut de mémoire, son embarras de s’énoncer, tout enfin, hors l’innocence et la vérité, qui seules lui ont donné l’assurance de rechercher, de demander, de provoquer avec ardeur ces explications qu’il aurait tant de raisons de craindre si sa conscience déposait contre lui.

[…]

Mettez-vous un moment à sa place, et sentez ce qu’il doit penser de la génération présente et de sa conduite à son égard. Après le plaisir qu’elle a pris à le diffamer en le cajolant, quel cas pourrait-il faire du retour de son estime ? et de quel prix pourraient être à ses yeux les caresses sincères des mêmes gens qui lui en prodiguèrent de si fausses, avec des cœurs pleins d'aversion pour lui ? Leur duplicité, leur trahison, leur perfidie, ont-elles pu lui laisser pour eux le moindre sentiment favorable ? et ne serait-il pas plus indigné que flatté de s’en voir fêté sincèrement avec les mêmes démonstrations qu’ils employèrent si longtemps en dérision à faire de lui le jouet de la canaille ?

Non, monsieur, quand ses contemporains, aussi repentants et vrais qu’ils ont été jusqu’ici faux et cruels à son égard, reviendraient enfin de leur erreur, ou plutôt de leur haine, et que, réparant leur longue injustice, ils tâcheraient, à force d’honneurs, de lui faire oublier leurs outrages, pourrait-il oublier la bassesse et l’indignité de leur conduite ? pourrait-il cesser de se dire que, quand même il eut été le scélérat, qu’ils se plaisent à voir en lui, leur manière de procéder avec ce prétendu scélérat, moins inique, n’en serait que plus abjecte, et que s’avilir autour d’un monstre à tant de manèges insidieux était se mettre soi-même au-dessous de lui ? Non, il n’est plus au pouvoir de ses contemporains de lui ôter le dédain qu’ils ont tant pris de peine à lui inspirer. Devenu même insensible à leurs insultes, comment pourrait-il être touché de leurs éloges ? Comment pourrait-il agréer le retour tardif et forcé de leur estime, ne pouvant plus lui-même en avoir pour eux ? Non, ce retour de la part d’un public si méprisable ne pourrait plus lui donner aucun plaisir, ni lui rendre aucun honneur. Il en serait plus importuné sans en être plus satisfait. Ainsi l’explication juridique et décisive qu’il n’a pu jamais obtenir, et qu’il a cessé de désirer, était plus pour nous que pour lui. Elle ne pourrait plus, même avec la plus éclatante justification, jeter aucune véritable douceur dans sa vieillesse. Il est désormais trop étranger ici-bas pour prendre à ce qui s’y fait aucun intérêt qui lui soit personnel. N’ayant plus de suffisante raison pour agir, il reste tranquille, en attendant avec la mort la fin de ses peines, et ne voit plus qu’avec indifférence le sort du peu de jours qui lui restent à passer sur la terre.

Quelque consolation néanmoins est encore à sa portée ; je consacre ma vie à la lui donner, et je vous exhorte d’y concourir. Nous ne sommes entrés ni l’un ni l’autre dans les secrets de la ligue dont il est l’objet ; nous n’avons point partagé la fausseté de ceux qui la composent ; nous n’avons point cherché à le surprendre par des caresses perfides. Tant que vous l’avez haï, vous l’avez fui, et moi je ne l’ai recherché que dans l’espoir de le trouver digne de mon amitié ; et l’épreuve nécessaire pour porter un jugement éclairé sur son compte, ayant été longtemps autant recherchée par lui qu’écartée par vos messieurs, forme un préjugé qui supplée, autant qu’il se peut, à cette épreuve, et confirme ce que j’ai pensé de lui après un examen aussi long qu’impartial. Il m’a dit cent fois qu’il se serait consolé de l’injustice publique, s’il eût trouvé un seul cœur d’homme qui s’ouvrît au sien, qui sentît ses peines, et qui les plaignît ; l’estime franche et pleine d’un seul l’eût dédommagé du mépris de tous les autres. Je puis lui donner ce dédommagement, et je le lui voue. Si vous vous joignez à moi pour cette bonne œuvre, nous pouvons lui rendre dans ses vieux jours la douceur d’une société véritable qu’il a perdue depuis si longtemps, et qu’il n’espérait plus retrouver ici-bas. Laissons le public dans l’erreur où il se complaît, et dont il est digne, et montrons seulement à celui qui en est la victime que nous ne la partageons pas. Il ne s’y trompe déjà plus à mon égard, il ne s’y trompera point au vôtre ; et, si vous venez à lui avec les sentiments qui lui sont dus, vous le trouverez prêt à vous les rendre. Les nôtres lui seront d’autant plus sensibles, qu’il ne les attendait plus de personne ; et, avec le cœur que je lui connais, il n’avait pas besoin d’une si longue privation pour lui en faire sentir le prix. Que ses persécuteurs continuent de triompher, il verra leur prospérité sans peine ; le désir de la vengeance ne le tourmenta jamais. Au milieu de tous leurs succès, il les plaint encore, et les croit bien plus malheureux que lui. En effet, quand la triste jouissance des maux qu’ils lui ont faits pourrait remplir leurs cœurs d’un contentement véritable, peut-elle jamais les garantir de la crainte d’être un jour découverts et démasqués ? Tant de soins qu’ils se donnent, tant de mesures qu’ils prennent sans relâche depuis tant d’années, ne marquent-elles pas la frayeur de n’en avoir jamais pris assez ? Ils ont beau renfermer la vérité dans de triples murs de mensonges et d'impostures qu’ils renforcent continuellement, ils tremblent toujours qu’elle ne s’échappe par quelque fissure. L’immense édifice de ténèbres qu’ils ont élevé autour de lui ne suffit pas pour les rassurer. Tant qu’il vit, un accident imprévu peut lui dévoiler leur mystère, et les exposer à se voir confondus. Sa mort même, loin de les tranquilliser, doit augmenter leurs alarmes. Qui sait s’il n’a point trouvé quelque confident discret qui, lorsque l’animosité du public cessera d’être attisée par la présence du condamné, saisira pour se faire écouter le moment où les yeux commenceront à s’ouvrir ? Qui sait si quelque dépositaire fidèle ne produira pas en temps et lieu de telles preuves de son innocence que le public, forcé de s’y rendre, sente et déplore sa longue erreur ? Qui sait si, dans le nombre infini de leurs complices, il ne s’en trouvera pas quelqu’un que le repentir, que le remords fasse parler ? On a beau prévoir ou arranger toutes les combinaisons imaginables, on craint toujours qu’il n’en reste quelqu’une qu’on n’a pas prévue, et qui fasse découvrir la vérité quand on y pensera le moins. La prévoyance a beau travailler, la crainte est encore plus active ; et les auteurs d’un pareil projet ont, sans y penser, sacrifié à leur haine le repos du reste de leurs jours.

Ici, je suis en désaccord avec toi. Je crois qu’ils savent tous qu’ils ne risquent essentiellement rien. Participant tous au mal, si « justice » devait réellement être faite, ils partiraient tous à l’échafaud. Or aucun homme censé n’ordonnerait une telle boucherie. C’est pourquoi ils savent qu’ils ne risquent rien du côté de la « justice » et même en cas de révolution, le nouveau pouvoir en place étoufferait tout. D’autre part, il y a mon argument du « soldat ». Nos persécuteurs n’ont potentiellement pas plus le choix de faire ce qu’ils font qu’un soldat n’a le choix de partir à la guerre. De ce point de vue-là, ils sont aussi innocents qu’un soldat peut l’être. A la fin des guerres, « les gagnants » ne massacrent pas les soldats car cela n’a aucun sens d’une part et que ce serait « machiavéliquement » et « pragmatiquement » parlant, une erreur (et je ne mets pourtant rien de bien bon derrière ces deux adjectifs).

Tu pourrais m’arguer « oui, mais qu’en est-il des chefs ? ». Selon l’histoire officielle, au moment des persécutions, tu vivais en monarchie et donc c’est un roi qui était censé régner. Or dans les deux écrits où tu décris le plus les persécutions dont tu es victime, le roi brille par son absence. Tu en fais une fois allusion je crois en espérant que ton manuscrit, déposé sur l’autel Notre Dame, tombe dans les mains du roi. Tout cela transpire la falsification à plein nez. Car il est impossible, étant donné l’ampleur du complot incluant à peu près tout le monde, que tu n’aies pas soupçonné le pouvoir en place et donc le roi d’être à l’origine de la trame contre toi. En espérant que ton manuscrit arrive aux mains du roi, tu sous-entendrais que le complot incluait tout le monde à l’exception du roi ce qui semble grotesque. Car alors cela impliquerait que le roi n’a aucun pouvoir réel car tout lui est masqué. Et tu ne peux pas ne pas avoir vu ce type de contradiction d’où ma suspicion de falsification. Le fait que le complot dont tu es victime touche toute l’Europe laisse également supposer que la réalité politique sécrète à l’époque était bien différente de celle, « officielle », proposé aux regards : des nations découpées par des frontières et gouvernées par des rois. Quelle était alors la forme du pouvoir qui se dissimulait dans cette société secrète ? Monarchie ? Despotisme ? Aristocratie ? République ? Démocratie ? Pour être honnête, ces mots ne signifient plus grand-chose pour moi. Je préfère le critère plus mathématique et et donc plus parlant de « niveau de verticalité ». S’agissait-il d’un système verticalisé où nous aurions pu retrouver tout en haut un ou des chefs ? Une sorte de pyramide ? Ou au contraire d’un système « décentralisé », plus horizontal, où « les problèmes comme toi et moi » se traitent à un niveau local c’est-à-dire via l’ensemble des « nœuds » du réseau de personnes auxquelles nous sommes connectés ? Et est-ce que cette question est vraiment importante ? Admettons que tout le monde te dise : « le responsable, le chef, le salaud qui a organisé tout cela, c’est lui ! ». Sur la base de quoi vas-tu les croire ? Puisque que tous ont pu te raconter consciemment absolument n’importe quoi pendant 15 ans ? Et s’ils désignaient tous comme étant le chef, un innocent comme toi ? Prendrais-tu le risque de punir un innocent ? De quel outil d’investigation disposes-tu pour établir la vérité ? Il y a la torture. Mais vas-tu torturer 1000 ou 2000 personnes pour établir la vérité par corrélation avec les aveux que tu auras réussi à arracher ? Admettons qu’après cette séance de torture, des corrélations apparaissent et semblent établir une certaine structuration du pouvoir, semblent désigner quelques chefs ? En quoi es-tu sûr que tes agents persécuteurs n’ont pas été eux-mêmes intoxiqués sur la nature et les auteurs réels du complot ? Sur la base de quoi es-tu capable de discriminer le vrai du faux ? En faisant semblant de te poser toutes ces questions, Rousseau, je sais bien que tu sais que je ne m’adresse pas à toi, mais au lecteur non-informé. Je sais bien que tu ne ferais pas de mal à une mouche.

Il y a néanmoins un risque que prennent les persécuteurs. Le risque que dans un moment de folie ou de colère nous nous en prenions à quelqu’un ou quelques-uns au hasard. En 2023, les gens comme moi qui prétendent faire l’objet d’un complot sont taxés de fous, de paranoïaques ou de schizophrènes. C’est la manière utilisée par le pouvoir pour les discréditer. Les médias rapportent parfois « des faits divers » où « un schizophrène » a tué arbitrairement un ou quelques « nœuds » du réseau auquel il est connecté (ou pour être plus clair, quelques-uns de ces persécuteurs). C’est très rare mais cela se produit sans doute parfois car nous savons tous les deux le niveau de violence que nous subissons. Et donc nous comprenons tous les deux que d’autres, dans la même situation que nous, aient pu succomber eux-mêmes à la violence. Certes la probabilité est très faible mais c’est néanmoins un risque que prennent nos persécuteurs. Evidemment, tout est préparé en amont en termes de propagande et de conditionnement psychique pour minimiser la probabilité que les hommes dans notre situation se montrent violents.

Il y a un pays où les chosent sont peut-être différentes. C’est pourtant un pays qui participe directement aux persécutions dont je suis victime car j’ai été « en contact » avec un certain nombre de leurs agents : je doute donc qu’il y ait au final une réelle différence. Il s’agit des Etats-Unis d’Amérique. Dans ce pays, les adultes ont le droit de posséder une arme chez eux pour se défendre (uniquement chez eux ; ils ne peuvent pas sortir avec). Officiellement, il s’agit de pouvoir se défendre contre les voleurs ou « les tueurs en série qu’on leur montre 24h/24 à la télévision » 😊. Etrange car si on considère qu’un voleur (qui ne serait pas un agent car la plupart des voleurs agissent selon moi sur ordre et sont donc des agents, même quand ils n’ont que 18 ans) est, en moyenne, un gamin de 18 ans qui vient voler une télévision pour se faire valoir devant ses copains, il semble un peu fou de vouloir lui mettre une balle dans la tête. Je sais qu’à ton époque, tu pouvais te procurer facilement un fusil de chasse, mais ici c’est un peu différent : un nombre considérable de foyers américains dispose d’arme de poing pour se défendre officiellement contre des êtres humains et la jeunesse peut se former librement au tir.

Il est donc plus difficile pour moi de concevoir le même type de persécution mené contre un citoyen Américain car ce dernier a bien souvent une arme de poing dans sa maison. Face aux persécutions, un jour ou l’autre, il sort son flingue et dit à ses persécuteurs : « tu parles maintenant ou tu ne parleras plus jamais ». Bien sûr, les conditionnements psychiques et la propagande pour minimiser la probabilité d’occurrence de ce type de comportement sont les mêmes qu’ici, en Europe. Mais la simple présence d’une arme de poing dans chaque foyer d’une part (1) et le fait que le pouvoir politique légitime le « citoyen » à se défendre en cas d’agression insupportable (2), augmente très significativement la probabilité de drame ou de boucherie.

Bien sûr, il existe sans doute une multitude de moyen pour écarter ces armes de poing de celui qu’on persécute. Il suffit de l’étiqueter schizophrène ou paranoïaque pour que l’accès aux armes lui deviennent impossible légalement et c’est peut-être simplement la procédure qui est suivie. Néanmoins, je m’interroge sur la puissance de ce lobby dans ce pays. Se pourrait-il que le message politique secret envoyé soit : « chaque citoyen adulte peut disposer d’une arme chez lui et s’il fait l’objet de persécutions sous quelques formes qu’elles soient, il peut et peut-être même qu’il doit s’en servir ». Car encore une fois, armé une population jusqu’au dent pour tirer sur des gamins de 18 ans un peu trop téméraires, j’avoue que je ne pige pas. Mais comme d’habitude, ce ne sont que mes pensées du jour, mon cher Rousseau. Qui sait, peut-être qu’elles aideront quelqu’un à y voir plus clair ?

Pour ne pas laisser d’ambiguïté sur ma position concernant les armes, je dirais simplement que je ne veux ni d’un anneau magique, ni d’une arme de poing dans ma maison. Et ce même si je fais l’objet de persécutions monstrueuses et insupportables. S’il est vrai que je crois être le plus stable des hommes que j’ai rencontrés dans ma vie, cela ne signifie pas que je me crois stable. Pour le dire de manière inversée, je suis instable comme tout le monde, seulement les autres le sont bien plus que moi !

Tu sais, mon cher Rousseau, que ces abrutis m’ont fait interner dans un asile psychiatrique une semaine avant mon mariage ! Pour comparer, sur un même graphique, leur niveau d’instabilité psychique avec le mien (ce qui revient à comparer des niveaux de violence), il faut une échelle logarithmique !

[…]

Voilà le contrepoids de leurs succès et de toutes leurs prospérités. Ils ont employé toutes les ressources de leur art pour faire de lui le plus malheureux des êtres ; à force d’ajouter moyens sur moyens, ils les ont tous épuisés ; et, loin de parvenir à leurs fins, ils ont produit l’effet contraire. Ils ont fait trouver à Jean-Jacques des ressources en lui-même qu’il ne connaîtrait pas sans eux. Après lui avoir fait le pis qu’ils pouvaient lui faire, ils l’ont mis en état de n’avoir plus rien à craindre, ni d’eux, ni de personne, et de voir avec la plus profonde indifférence tous les événements humains. Il n’y a point d’atteinte sensible à son âme qu’ils ne lui aient portée ; mais en lui faisant tout le mal qu’ils lui pouvaient faire, ils l’ont forcé de se réfugier dans des asiles où il n’est plus en leur pouvoir de pénétrer. Il peut maintenant les défier et se moquer de leur impuissance. Hors d’état de le rendre plus malheureux, ils le deviennent chaque jour davantage, en voyant que tant d’efforts n’ont abouti qu’à empirer leur situation et adoucir la sienne. Leur rage, devenue impuissante, n’a fait que s’irriter en voulant s’assouvir.

Au reste, il ne doute point que, malgré tant d’efforts, le temps ne lève enfin le voile de l’imposture, et ne découvre son innocence. La certitude qu’un jour on sentira le prix de sa patience contribue à la soutenir ; et, en lui tout ôtant, ses persécuteurs n’ont pu lui ôter la confiance et l’espoir. « Si ma mémoire devait, dit-il, s’éteindre avec moi, je me consolerais d’avoir été si mal connu des hommes, dont je serais bientôt oublié ; mais puisque mon existence doit être connue après moi par mes livres, et bien plus par mes malheurs, je ne me trouve point, je l’avoue, assez de résignation pour penser sans impatience, moi qui me sens meilleur et plus juste qu’aucun homme qui me soit connu, qu’on ne se souviendra de moi que comme d’un monstre, et que mes écrits, où le cœur qui les dicta est empreint à chaque page, passeront pour les déclamations d’un tartufe qui ne cherchait qu’à tromper le public. Qu’auront donc servi mon courage et mon zèle, si leurs monuments, loin d’être utiles aux bons, ne font qu’aigrir et fomenter l’animosité des méchants ; si tout ce que l’amour de la vertu m’a fait dire sans crainte et sans intérêt ne fait à l’avenir, comme aujourd’hui, qu’exciter contre moi la prévention et la haine, et ne produit jamais aucun bien ; si, au lieu des bénédictions qui m’étaient dues, mon nom, que tout devait rendre honorable, n’est prononcé dans l’avenir qu’avec imprécation ! Non, je ne supporterais jamais une si cruelle idée ; elle absorberait tout ce qui m’est resté de courage et de constance. Je consentirais sans peine à ne point exister dans la mémoire des hommes, mais je ne puis consentir, je l’avoue, à y rester diffamé. Non, le ciel ne le permettra point, et, dans quelque état que m’ait réduit la destinée, je ne désespérerai jamais de la Providence, sachant bien qu’elle choisit son heure et non pas la nôtre, et qu’elle aime à frapper son coup au moment qu’on ne l'attend plus. Ce n’est pas que je donne encore aucune importance, et surtout par rapport à moi, au peu de jours qui me restent à vivre, quand même j’y pourrais voir renaître pour moi toutes les douceurs dont on a pris peine à tarir le cours. J’ai trop connu la misère des prospérités humaines, pour être sensible, à mon âge, à leur tardif et vain retour ; et quelque peu croyable qu’il soit, il leur serait encore plus aisé de revenir, qu’à moi d’en reprendre le goût. Je n’espère plus et je désire très peu de voir de mon vivant la révolution qui doit désabuser le public sur mon compte. Que mes persécuteurs jouissent en paix, s’ils peuvent, toute leur vie, du bonheur qu’ils se sont fait des misères de la mienne. Je ne désire de les voir ni confondus ni punis ; et pourvu qu’enfin la vérité soit connue, je ne demande point que ce soit à leurs dépens : mais je ne puis regarder comme une chose indifférente aux hommes le rétablissement de ma mémoire, et le retour de l’estime publique qui m’était due. Ce serait un trop grand malheur pour le genre humain que la manière dont on a procédé à mon égard servît de modèle et d’exemple, que l’honneur des particuliers dépendit de tout imposteur adroit, et que la société, foulant aux pieds les plus saintes lois de la « justice, ne fut plus qu’un ténébreux brigandage de trahisons secrètes et d’impostures adoptées sans confrontation, sans contradiction, sans vérification, et sans aucune défense laissée aux accusés. Bientôt les hommes, à la merci les uns des autres, n’auraient de force et d’action que pour s'entre-déchirer entre eux, sans en avoir aucune pour la résistance ; les bons, livrés tout-à-fait aux méchants, deviendraient d’abord leur proie, enfin leurs disciples ; l’innocence n’aurait plus d’asile, et la terre, devenue un enfer, ne serait couverte que de démons occupés à se tourmenter les uns les autres. Non, le ciel ne laissera point un exemple aussi funeste ouvrir au crime une route nouvelle, inconnue jusqu’à ce jour ; il découvrira la noirceur d’une trame aussi cruelle. Un jour viendra, j’en ai la juste confiance, que les honnêtes gens béniront ma mémoire, et pleureront sur mon sort. Je suis sûr de la chose, quoique j’en ignore le temps. Voilà le fondement de ma patience et de mes consolations. L’ordre sera rétabli tôt ou tard, même sur la terre, je n’en doute pas. Mes oppresseurs peuvent reculer le moment de ma justification, mais ils ne sauraient empêcher qu’il ne vienne. Cela me suffit pour être tranquille au milieu de leurs œuvres : qu’ils continuent à disposer de moi durant ma vie, mais qu’ils se pressent ; je vais bientôt leur échapper. » Tels sont sur ce point les sentiments de Jean-Jacques, et tels sont aussi les miens. Par un décret dont il ne m’appartient pas de sonder la profondeur, il doit passer le reste de ses jours dans le mépris et l’humiliation : mais j’ai le plus vif pressentiment qu’après sa mort et celle de ses persécuteurs, leurs trames seront découvertes, et sa mémoire justifiée. Ce sentiment me paraît si bien fondé, que, pour peu qu’on y réfléchisse, je ne vois pas qu’on en puisse douter. C’est un axiome généralement admis, que tôt ou tard la vérité se découvre ; et tant d’exemples l’ont confirmé, que l’expérience ne permet plus qu’on en doute. Ici du moins il n’est pas concevable qu’une trame aussi compliquée reste cachée aux âges futurs.

« mais je ne puis consentir, je l’avoue, à y rester diffamé. Non, le ciel ne le permettra point, et, dans quelque état que m’ait réduit la destinée, je ne désespérerai jamais de la Providence, sachant bien qu’elle choisit son heure et non pas la nôtre, et qu’elle aime à frapper son coup au moment qu’on ne l'attend plus. » : J’ai analysé ailleurs le fait que, 246 ans plus tard, ta réhabilitation n’est que très partiel et que le complot reste actif. Mais cela n’empêche pas que la réalité de ce qui t’est arrivé est parvenu jusqu’à moi. La providence n’a peut-être pas encore choisi son heure pour faire connaître la vérité en toute lumière mais il faut garder espoir même si comme je l’ai expliqué ici ou là, face à un surhomme, nous sommes peut-être des hommes de Néandertal c’est-à-dire voués à disparaitre.

« Ce serait un trop grand malheur pour le genre humain que la manière dont on a procédé à mon égard servît de modèle et d’exemple ». Malheureusement, je ne peux que confirmer tes craintes puisque nous partageons le même sort à quelques nuances près.

« Il n’est pas concevable qu’une trame aussi compliquée reste cachée aux âges futurs. » Elle est encore largement maintenue dans l’obscurité mais personne ne peut prédire si elle le sera éternellement.

[…]

Quoi qu’ils puissent faire, ses livres, transmis à la postérité, montreront que leur auteur ne fut point tel qu’on s’efforce de le peindre ; et sa vie réglée, simple, uniforme, et la même depuis tant d’années, ne s’accordera jamais avec le caractère affreux qu’on veut lui donner. Il en sera de ce ténébreux complot, formé dans un si profond secret, développé avec de si grandes précautions, et suivi avec tant de zèle, comme de tous les ouvrages des passions des hommes, qui sont passagers et périssables comme eux. Un temps viendra qu’on aura pour le siècle où vécut Jean-Jacques la même horreur que ce siècle marque pour lui, et que ce complot, immortalisant son auteur, comme Érostrate, passera pour un chef-d’œuvre de génie, et plus encore de méchanceté.

LE FRANÇAIS. — Je joins de bon cœur mes vœux aux vôtres pour l’accomplissement de cette prédiction, mais j’avoue que je n’y ai pas autant de confiance ; et à voir le tour qu’a pris cette affaire, je jugerais que des multitudes de caractères et d’événements décrits dans l’histoire n’ont peut-être d’autre fondement que l’invention de ceux qui se sont avisés de les affirmer. Que le temps fasse triompher la vérité, c’est ce qui doit arriver très souvent ; mais que cela arrive toujours, comment le sait-on, et sur quelle preuve peut-on l’assurer ? Des vérités longtemps cachées se découvrent enfin par quelques circonstances fortuites : cent mille autres peut-être resteront à jamais offusquées par le mensonge, sans que nous ayons aucun moyen de les reconnaître et de les manifester ; car, tant qu’elles restent cachées, elles sont pour nous comme n’existant pas. Ôtez le hasard qui en fait découvrir quelqu’une, elle continuerait d’être cachée ; et qui sait combien il en reste pour qui ce hasard ne viendra jamais ? Ne disons donc pas que le temps fait toujours triompher la vérité, car c’est ce qu’il nous est impossible de savoir ; et il est bien plus croyable qu’effaçant pas à pas toutes ses traces, il fait plus souvent triompher le mensonge, surtout quand les hommes ont intérêt à le soutenir. Les conjectures sur lesquelles vous croyez que le mystère de ce complot sera dévoilé me paraissent, à moi qui l’ai vu de plus près, beaucoup moins plausibles qu’à vous. La ligue est trop forte, trop nombreuse, trop bien liée pour pouvoir se dissoudre aisément ; et, tant qu’elle durera comme elle est, il est trop périlleux de s’en détacher, pour que personne s’y hasarde sans autre intérêt que celui de la justice. De tant de fils divers qui composent cette trame, chacun de ceux qui la conduisent ne voit que celui qu’il doit gouverner, et tout au plus ceux qui l’avoisinent. Le concours général du tout n’est aperçu que des directeurs, qui travaillent sans relâche à démêler ce qui s’embrouille, à ôter les tiraillements, les contradictions, et à faire jouer le tout d’une manière uniforme.

[…]

Ses livres, dites-vous, transmis à la postérité, déposeront en faveur de leur auteur. Ce sera, je l’avoue, un argument bien fort pour ceux qui penseront comme vous et moi sur ces livres. Mais savez-vous à quel point on peut les défigurer ? et tout ce qui a déjà été fait pour cela avec le plus grand succès ne prouve-t-il pas qu’on peut tout faire sans que le public le croie ou le trouve mauvais ? Cet argument tiré de ses livres a toujours inquiété nos messieurs. Ne pouvant les anéantir, et leurs plus malignes interprétations ne suffisant pas encore pour les décrier à leur gré, ils en ont entrepris la falsification ; et cette entreprise, qui semblait d’abord presque impossible, est devenue, par la connivence du public, de la plus facile exécution. L’auteur n’a fait qu’une seule édition de chaque pièce. Ces impressions éparses ont disparu depuis longtemps, et le peu d’exemplaires qui peuvent rester, cachés dans quelques cabinets, n’ont excité la curiosité de personne pour les comparer avec les recueils dont on affecte d’inonder le public. Tous ces recueils, grossis de critiques outrageantes, de libelles venimeux, et faits avec l’unique projet de défigurer les productions de l’auteur, d’en altérer les maximes, et d’en changer peu à peu l’esprit, ont été, dans cette vue, arrangés et falsifiés avec beaucoup d’art, d’abord seulement par des retranchements, qui, supprimant les éclaircissements nécessaires, altéraient le sens de ce qu’on laissait, puis par d’apparentes négligences qu’on pouvait faire passer pour des fautes d’impression, mais qui produisaient des contresens terribles, et qui, fidèlement transcrites à chaque impression nouvelle, ont enfin substitué, par tradition, ces fausses leçons aux véritables. Pour mieux réussir dans ce projet, on a imaginé de faire de belles éditions, qui, par leur perfection typographique, fissent tomber les précédentes et restassent dans les bibliothèques : et, pour leur donner un plus grand crédit, on a tâché d’y intéresser l’auteur même par l’appât du gain, et on lui a fait pour cela, par le libraire chargé de ces manœuvres, des propositions assez magnifiques pour devoir naturellement le tenter. Le projet était d’établir ainsi la confiance du public, de ne faire passer sous les yeux de l’auteur que des épreuves correctes, et de tirer à son insu les feuilles destinées pour le public, et où le texte eût été accommodé selon les vues de nos messieurs. Rien n’eût été si facile par la manière dont il est enlacé, que de lui cacher ce petit manège, et de le faire ainsi servir lui-même à autoriser la fraude dont il devait être la victime, et qu’il eut ignorée, croyant transmettre à la postérité une édition fidèle de ses écrits. Mais, soit dégoût, soit paresse, soit qu’il ait eu quelque vent du projet, non content de s’être refusé à la proposition, il a désavoué dans une protestation signée tout ce qui s’imprimerait désormais sous son nom. L’on a donc pris le parti de se passer de lui, et d’aller en avant comme s’il participait à l’entreprise. L’édition se fait par souscription, et s’imprime, dit-on, à Bruxelles, en beau papier, beau caractère, belles estampes. On n’épargnera rien pour la prôner dans toute l’Europe, et pour en vanter surtout l’exactitude et la fidélité, dont on ne doutera pas plus que de la ressemblance du portrait publié par l’ami Hume. Comme elle contiendra beaucoup de nouvelles pièces refondues ou fabriquées par nos messieurs, on aura grand soin de les munir de titres plus que suffisants auprès d’un public qui ne demande pas mieux que de tout croire, et qui ne s’avisera pas si tard de faire le difficile sur leur authenticité.

ROUSSEAU. — Mais, comment ? cette déclaration de Jean-Jacques, dont vous venez de parler, ne lui servira donc de rien pour se garantir de toutes ces fraudes ? et, quoi qu’il puisse dire, vos messieurs feront passer sans obstacle tout ce qu’il leur plaira d’imprimer sous son nom ?

LE FRANÇAIS. — Bien plus ; ils ont su tourner contre lui jusqu’à son désaveu.

Et c’est là que j’interviens car étant donné ma position, peu m’importe de travailler sur des textes falsifiés. Cela ne change rien à mes conclusions. Ta déclaration m’aide mais même sans elle, j’aurais considéré la probabilité de falsification comme étant très importante. Et pas seulement des falsifications de petites tailles : je peux même considérer que tu n’as jamais existé et que tu n’es qu’une légende inventée de toute pièce et que pas un seul mot n’a été écrit de ta main : cela non plus ne pourrait altérer mes conclusions. Je m’en suis expliqué ailleurs.

[…]

Vous devez sentir, par ces exemples, que, de quelque façon qu’il s’y prenne, et dans aucun temps, il ne peut raisonnablement espérer que la vérité perce à son égard à travers les filets tendus autour de lui, et dans lesquels, en s’y débattant, il ne fait que s’enlacer davantage. Tout ce qui lui arrive est trop hors de l’ordre commun des choses pour pouvoir jamais être cru ; et ses protestations mêmes ne feront qu’attirer sur lui les reproches d’impudence et de mensonge que méritent ses ennemis.

Donnez à Jean-Jacques un conseil, le meilleur peut-être qui lui reste à suivre, environné comme il est d’embûches et de pièges où chaque pas ne peut manquer de l’attirer : c’est de rester, s’il se peut, immobile, de ne point agir du tout, de n’acquiescer à rien de ce qu’on lui propose, sous quelque prétexte que ce soit, et de résister même à ses propres mouvements tant qu’il peut s’abstenir de les suivre.

[…]

En un mot, s’il connaît sa situation, il doit comprendre, pour peu qu’il y réfléchisse, que toute proposition qu’on lui fait, et quelque couleur qu’on y donne, a toujours un but qu’on lui cache, et qui l’empêcherait d’y consentir si ce but lui était connu. Il doit sentir surtout que le motif de faire du bien ne peut être qu’un piège pour lui de la part de ceux qui le lui proposent, et pour eux un moyen réel de faire du mal à lui ou par lui, pour le lui imputer dans la suite ; qu’après l’avoir mis hors d’état de rien faire d’utile aux autres ni à lui-même, on ne peut plus lui présenter un pareil motif que pour le tromper ; qu’enfin, n’étant plus, dans sa position, en puissance de faire aucun bien, tout ce qu’il peut désormais faire de mieux est de s’abstenir tout-à-fait d’agir, de peur de mal faire, sans le voir ni le vouloir, comme cela lui arrivera infailliblement chaque fois qu’il cédera aux instances des gens qui l’environnent, et qui ont toujours leur leçon toute faite sur les choses qu’ils doivent lui proposer. Surtout qu’il ne se laisse point émouvoir par le reproche de se refuser à quelque bonne œuvre ; sûr, au contraire, que si c’était réellement une bonne œuvre, loin de l’exhorter à y concourir, tout se réunirait pour l’en empêcher, de peur qu’il n’en eût le mérite, et qu’il n’en résultât quelque effet en sa faveur.

[…]

Parmi les singularités qui distinguent le siècle où nous vivons de tous les autres, est l’esprit méthodique et conséquent qui depuis vingt ans dirige les opinions publiques. Jusqu’ici ces opinions erraient sans suite et sans règle au gré des passions des hommes, et ces passions, s’entrechoquant sans cesse, faisaient flotter le public de l’une à l’autre sans aucune direction constante. Il n’en est plus de même aujourd’hui. Les préjugés eux-mêmes ont leur marche et leurs règles ; et ces règles, auxquelles le public est asservi sans qu’il s’en doute, s’établissent uniquement sur les vues de ceux qui le dirigent. Depuis que la secte philosophique s’est réunie en un corps sous des chefs, ces chefs, par l’art de l’intrigue auquel ils se sont appliqués, devenus les arbitres de l’opinion publique, le sont par elle de la réputation, même de la destinée des particuliers, et, par eux, de celle de l’état. Leur essai fut fait sur Jean-Jacques, et la grandeur du succès, qui dut les étonner eux-mêmes, leur fit sentir jusqu’où leur crédit pouvait s’étendre. Alors ils songèrent à s’associer des hommes puissants, pour devenir avec eux les arbitres de la société ; ceux surtout qui, disposés comme eux aux secrètes intrigues et aux mines souterraines, ne pouvaient manquer de rencontrer et d’éventer souvent les leurs. Ils leur firent sentir que, travaillant de concert, ils pouvaient étendre tellement leurs rameaux sous les pas des hommes, que nul ne trouvât plus d’assiette solide et ne pût marcher que sur des terrains contreminés.

Comprends-tu pourquoi j’ai inventé le bateau Sophia qui navigue et accepte de naviguer sur de l’instable ? Ne considérant aucun énoncé comme étant sûr ? Mes conclusions de doctorat m’ont aidé car je ne gardais, comme point de départ, que le point d’interrogation, rien de plus. Et le point d’interrogation n’est pas même un énoncé. Il est d’ailleurs possible de se passer de l’encoder avec des bits. Plus profond, plus « bas niveau », je ne vois pas. Et je pars de là et de rien d’autre. C’est encore plus « bas niveau » que le « je pense donc je suis » de Descartes qui contient un nombre bien plus important d’axiomes de base. En 2023, marcher sur des terrains avec la certitude qu’ils ne sont pas contreminés me semble impossible. Il faut donc apprendre à marcher sur des terrains qu’on sait potentiellement contreminés et apprendre à en faire une force. Un bon point de départ après le point d’interrogation, quand on sait qu’on travaille sur un terrain instable, est de prendre acte de l’existence de la souffrance. Pour ensuite chercher les moyens de la réduire ou de la faire disparaître. Pour soi-même et pour son prochain.

[…]

Les complots ainsi arrangés, rien n’a été plus facile que de les mettre à exécution par des moyens assortis à cet effet. Les oracles des grands ont toujours un grand crédit sur le peuple. On n’a fait qu’y ajouter un air de mystère pour les faire mieux circuler. Les philosophes, pour conserver une certaine gravité, se sont donné, en se faisant chefs de parti, des multitudes de petits élèves qu’ils ont initiés aux secrets de la secte, et dont ils ont fait autant d’émissaires et d’opérateurs de sourdes iniquités ; et, répandant par eux les noirceurs qu’ils inventaient et qu’ils feignaient, eux, de vouloir cacher, ils étendaient ainsi leur cruelle influence dans tous les rangs, sans excepter les plus élevés. Pour s’attacher inviolablement leurs créatures, les chefs ont commencé par les employer à malfaire, comme Catilina fit boire à ses conjurés le sang d’un homme, sûrs que, par ce mal où ils les avaient fait tremper, ils les tenaient liés pour le reste de leur vie. Vous avez dit que la vertu n’unit les hommes que par des liens fragiles, au lieu que les chaînes du crime sont impossibles à rompre. L’expérience en est sensible dans l’histoire de Jean-Jacques. Tout ce qui tenait à lui par l’estime et la bienveillance, que sa droiture et la douceur de son commerce devaient naturellement inspirer, s’est éparpillé, sans retour à la première épreuve, ou n’est resté que pour le trahir. Mais les complices de nos messieurs n’oseront jamais ni les démasquer, quoi qu’il arrive, de peur d’être démasqués eux-mêmes, ni se détacher d’eux, de peur de leur vengeance, trop bien instruits de ce qu'ils savent faire pour l’exercer. Demeurant ainsi tous unis par la crainte plus que les bons ne le sont par l’amour, ils forment un corps indissoluble dont chaque membre ne peut plus être séparé.

Une phrase qui pousse à la réflexion mais je ne suis pas sûr que l’indissolubilité de leur corps soit liée à la crainte d’être découvert ou démasqué. C’est une erreur, je crois, de penser les agents via des adjectifs comme « fourbe » ou « lâche ». Ce sont des agents dont la manière de penser nous échappe complétement et qui nous semble agir de manière parfaitement immoral. Tout cela est vrai. Mais j’ai vu des agents courageux. Et je pense que beaucoup donneraient leur vie pour le système, la société secrète, le surhomme qu’ils défendent. Le terme « fourbe » également me semble à proscrire car ce terme peut servir à expliciter le tempérament d’un homme en l’occurrence « fourbe » par contraste avec ceux qui ne le sont pas. Or ici, tous ces agents avancent masqués, agissent de la même manière « mécaniquement » et obéissent à des règles qui nous échappent. Ainsi le terme « fourbe » obscurcit plus qu’il n’éclaire. Il sous-entend que nous avons affaire à des personnes alors que nous avons affaire à la partie « agent » des personnes. Cette partie semble ne plus leur appartenir et ils ne sont alors plus eux-mêmes mais « le bras, en l’occurrence ici la tête armée du pouvoir en place ». Cette dissociation me semble importante si on ne veut pas se tromper de cible. Un agent américain a d’ailleurs insisté sur ce point en prononçant à plusieurs reprises, en conversant avec moi, la phrase « don’t shut the messenger » qui est, je crois, un dicton classique en anglais qui signifie « ne tirez pas sur le messager ». Ce ne sont certes pas que des messagers car ils construisent aussi les trames dans lesquelles ils nous ensevelissent mais ils le font avec la partie « agent » de leur personne et non pas la partie « personnelle » de leur personne. En soit, ce sont eux les vrais schizophrènes, entendus ici au sens populaire de ceux qui sont victimes d’un dédoublement de la personnalité. Quelques mois après ma sortie de l’hôpital psychiatrique où j’avais été enfermé, un agent m’a indiqué un film (que je n’ai pas vu) où des « fous » s’échappent et enferment leurs gardiens à leur place. Les gardiens sont alors pris par tout le monde pour des « vrais fous » et « les fous » ayant pris la place des gardiens, pour des « vrais gardiens ». Les gardiens enfermés, à force de répéter la vérité, à savoir l’échange entre les gardiens et les fous ne font que confirmer, par leur histoire extravagante, aux yeux des visiteurs le fait qu’ils sont réellement fous. Cet agent m’a alors également indiqué une grande vérité : les fous (et il parlait de lui et de tous les autres agents) sont dehors. Ils sont schizophrènes : ils ont laissé un surhomme pénétré dans leur esprit et y introduire un cheval de troie. Ils forment un corps indissoluble et, je le répète, pourraient être nombreux à être prêt à mourir pour ce système.

Ainsi je ne crois pas que ce soit la crainte d’être démasqué qui génère l’indissolubilité de leur corps. Je pense que les individus se forment en surhomme car ils ont peur. Ils se maintiennent ensuite dans le surhomme par la sécurité et la confiance que ce dernier apporte. Il n’est pas impossible non plus que certains agents ressentent un surplus de liberté, d’égalité, de fraternité et même d’amour ou d’amitié au sein du surhomme. Mais pour ces dernières catégories, j’en suis nettement moins sûr car j’ai vu trop de gens souffrir terriblement de solitude d’une part et trop de gens se suicider dans des circonstances effroyables d’autre part (je suis un ancien sapeur-pompier volontaire) pour penser que la vie dans le surhomme soit un paradis.

[…]

Or cette doctrine de matérialisme et d’athéisme, prêchée et propagée avec toute l’ardeur des plus zélés missionnaires, n’a pas seulement pour objet de faire dominer les chefs sur leurs prosélytes, mais, dans les mystères secrets où ils les emploient, de n’en craindre aucune indiscrétion durant leur vie, ni aucune repentance à leur mort. Leurs trames, après le succès, meurent avec leurs complices, auxquels ils n’ont rien tant appris qu’à ne pas craindre dans l’autre vie ce Poul-Serrho des Persans, objecté par Jean-Jacques à ceux qui disent que la religion ne fait aucun bien. Le dogme de l’ordre moral rétabli dans l’autre vie a fait jadis réparer bien des torts dans celle-ci ; et les imposteurs ont eu, dans les derniers moments de leurs complices, un danger à courir qui souvent leur servit de frein. Mais notre philosophie, en délivrant ses prédicateurs de cette crainte, et leurs disciples de cette obligation, a détruit pour jamais tout retour au repentir. À quoi bon des révélations non moins dangereuses qu’inutiles ? Si l’on meurt, on ne risque rien, selon eux, à se taire ; et l’on risque tout à parler, si l’on en revient. Ne voyez-vous pas que, depuis longtemps, on n’entend plus parler de restitutions, de réparations, de réconciliations au lit de la mort ; que tous les mourants, sans repentir, sans remords, emportent sans effroi dans leur conscience le bien d’autrui, le mensonge et la fraude dont ils la chargèrent pendant leur vie ? Et que servirait même à Jean-Jacques ce repentir supposé d’un mourant dont les tardives déclarations, étouffées par ceux qui les entourent, ne transpireraient jamais au-dehors, et ne parviendraient à la connaissance de personne ? Ignorez-vous que tous les ligueurs, surveillants les uns des autres, forcent et sont forcés de rester fidèles au complot, et qu’entourés surtout à leur mort, aucun d’eux ne trouverait pour recevoir sa confession, au moins à l’égard de Jean-Jacques, que de faux dépositaires qui ne s’en chargeraient que pour l’ensevelir dans un secret éternel ? Ainsi toutes les bouches sont ouvertes au mensonge, sans que parmi les vivants et les mourants il s’en trouve désormais aucune qui s’ouvre à la vérité. Dites-moi donc quelle ressource lui reste pour triompher, même à force de temps, de l’imposture, et se manifester au public, quand tous les intérêts concourent à la tenir cachée, et qu’aucun ne porte à la révéler.

[…]

Ne croyez donc pas que tous les complices d’une trame exécrable puissent vivre et mourir toujours en repos dans leur crime. Quand ceux qui les dirigent n’attiseront plus la passion qui les anima, quand cette passion se sera suffisamment assouvie, quand ils en auront fait périr l’objet dans les ennuis, la nature insensiblement reprendra son empire : ceux qui commirent l’iniquité en sentiront l’insupportable poids, quand son souvenir ne sera plus accompagné d’aucune jouissance. Ceux qui en furent les témoins sans y tremper, mais sans la connaître, revenus de l’illusion qui les abuse, attesteront ce qu’ils ont vu, ce qu’ils ont entendu, ce qu’ils savent, et rendront hommage à la vérité. Tout a été mis en œuvre pour prévenir et empêcher ce retour : mais on a beau faire, l’ordre naturel se rétablit tôt ou tard, et le premier qui soupçonnera que Jean-Jacques pourrait bien n’avoir pas été coupable sera bien près de s’en convaincre, et d’en convaincre, s’il veut, ses contemporains, qui, le complot et ses auteurs n’existant plus, n’auront d’autre intérêt que celui d’être justes, et de connaître la vérité. C’est alors que tous ces monuments seront précieux, et que tel fait qui peut n’être aujourd’hui qu’un indice incertain conduira peut-être jusqu’à l’évidence.

[…]

Voilà, monsieur, à quoi tout ami de la justice et de la vérité peut, sans se compromettre, et doit consacrer tous les soins qui sont en son pouvoir. Transmettre à la postérité des éclaircissements sur ce point, c’est préparer et remplir peut-être l’œuvre de la Providence. Le ciel bénira, n’en doutez pas, une si juste entreprise. Il en résultera pour le public deux grandes leçons, et dont il avait grand besoin : l’une, d’avoir, et surtout aux dépens d’autrui, une confiance moins téméraire dans l’orgueil du savoir humain ; l’autre, d’apprendre, par un exemple aussi mémorable, à respecter en tout et toujours le droit naturel, et à sentir que toute vertu qui se fonde sur une violation de ce droit est une vertu fausse, qui couvre infailliblement quelque iniquité. Je me dévoue donc à cette œuvre de justice en tout ce qui dépend de moi, et je vous exhorte à y concourir, puisque vous le pouvez faire sans risque, et que vous avez vu de plus près des multitudes de faits qui peuvent éclairer ceux qui voudront un jour examiner cette affaire. Nous pouvons, à loisir et sans bruit, faire nos recherches, les recueillir, y joindre nos réflexions ; et, reprenant autant qu’il se peut la trace de toutes ces manœuvres, dont nous découvrons déjà les vestiges, fournir à ceux qui viendront après nous un fil qui les guide dans ce labyrinthe.

« Il en résultera pour le public deux grandes leçons, et dont il avait grand besoin : l’une, d’avoir, et surtout aux dépens d’autrui, une confiance moins téméraire dans l’orgueil du savoir humain ; l’autre, d’apprendre, par un exemple aussi mémorable, à respecter en tout et toujours le droit naturel, et à sentir que toute vertu qui se fonde sur une violation de ce droit est une vertu fausse, qui couvre infailliblement quelque iniquité ». J’aime bien tes deux leçons. La première que je remanierais ainsi : « avoir une confiance moins téméraire dans l’orgueil du savoir humain quand on agit aux dépens d’autrui ». Être un agent fusionné en surhomme et « prêt à mourir pour lui » n’excuse pas tout. Il y a d’autres êtres humains qui ne fusionneront jamais dans le surhomme et qui en subissent les effets maléfiques chaque seconde qu’ils passent sur cette terre. Ces persécutions et ces tortures qu’ils endurent, ils les endurent parce que ces agents, ces persécuteurs sont trop faibles pour se mettre à la place de ceux qu’ils persécutent (il est évident qu’ils feront tout pour se persuader du contraire). Et ils se trouvent certainement tous un tas de bonnes excuses pour justifier non pas seulement leur inaction, mais leur participation à toute cette merde. Peut-être n’ont-ils réellement pas le choix et dans ce cas, je leur fais un mauvais procès d’intention. Je veux bien l’admettre le cas échéant. Mais alors pourquoi Rousseau et moi avons le choix ? Cela demeure un mystère incompréhensible pour nous.

J’aime bien également ta deuxième leçon que je remanierais également : « apprendre à respecter en tout et toujours le droit naturel, et à sentir que toute vertu qui se fonde sur une violation de ce droit est une vertu fausse, qui couvre infailliblement quelque iniquité ». Quelles que soit les vertus de ce surhomme, je crains qu’il ne puisse jamais payer sa dette envers ce qu’il nous a fait à Rousseau et moi-même et très certainement à un nombre colossal d’autres personnes. Il y a des crimes que ni l’argent, ni le pouvoir, ni la reconnaissance, ni la gloire, ni les excuses ne peuvent racheter. Et c’est à cause de cet état de fait que j’ai été poussé dans la seule direction qu’il restait possible : le pardon. Ce pardon, qui est mon pardon et dont Dieu est le témoin, n’est pas uniquement une bonne chose, comme je l’ai expliqué ailleurs. Car il souligne malheureusement la gravité du crime qui a été commis à mon encontre et qui continue de se commettre. Certains chercheront toujours à railler ou à minimiser d’une manière ou d’une autre ce qu’ils m’ont fait vivre. De cela aussi ils sont pardonnés.

« fournir à ceux qui viendront après nous un fil qui les guide dans ce labyrinthe ». J’ai largement traité ce point très important mais je voulais souligner ici encore la beauté de ton style écrit si clair, si précis, si lumineux. Oui Rousseau, ton fil, même falsifié, m’a énormément aidé dans ce labyrinthe.

[…]

Si nous nous unissons pour former avec lui une société sincère et sans fraude, une fois sûr de notre droiture et d’être estimé de nous, il nous ouvrira son cœur sans peine ; et, recevant dans les nôtres les épanchements auxquels il est naturellement si disposé, nous en pourrons tirer de quoi former de précieux mémoires dont d’autres générations sentiront la valeur, et qui, du moins, les mettront à portée de discuter contradictoirement des questions aujourd’hui décidées sur le seul rapport de ses ennemis. Le moment viendra, mon cœur me l’assure, où sa défense, aussi périlleuse aujourd’hui qu’inutile, honorera ceux qui s’en voudront charger, et les couvrira, sans aucun risque, d’une gloire aussi belle, aussi pure que la vertu généreuse en puisse obtenir ici-bas.

[…]

LE FRANÇAIS. — Cette proposition est tout-à-fait de mon goût, et j’y consens avec d’autant plus de plaisir, que c’est peut-être le seul moyen qui soit en mon pouvoir de réparer mes torts envers un innocent persécuté, sans risque de m’en faire à moi-même. Ce n’est pas que la société que vous me proposez soit tout-à-fait sans péril. L’extrême attention qu’on a sur tous ceux qui lui parlent, même une seule fois, ne s’oubliera pas pour nous. Nos messieurs ont trop vu ma répugnance à suivre leurs errements, et à circonvenir comme eux un homme dont ils m’avaient fait de si affreux portraits, pour qu’ils ne soupçonnent pas tout au moins qu’ayant changé de langage à son égard, j’ai vraisemblablement aussi changé d’opinion. Depuis longtemps déjà, malgré vos précautions et les siennes, vous êtes inscrit comme suspect sur leurs registres, et je vous préviens que, de manière ou d’autre, vous ne tarderez pas à sentir qu’ils se sont occupés de vous : ils sont trop attentifs à tout ce qui approche de Jean-Jacques, pour que personne leur puisse échapper ; moi surtout qu’ils ont admis dans leur demi-confidence, je suis sûr de ne pouvoir approcher de celui qui en fut l’objet sans les inquiéter beaucoup. Mais je tâcherai de me conduire sans fausseté, de manière à leur donner le moins d’ombrage qu’il sera possible. S'ils ont quelque sujet de me craindre, ils en ont aussi de me ménager, et je me flatte qu’ils me connaissent trop d’honneur pour craindre des trahisons d’un homme qui n’a jamais voulu tremper dans les leurs.

[…]

Je sais que ses papiers, déposés en divers temps, avec plus de confiance que de choix, en des mains qu’il crut fidèles, sont tous passés dans celles de ses persécuteurs, qui n’ont pas manqué d’anéantir ceux qui pouvaient ne leur pas convenir, et d’accommoder à leur gré les autres ; ce qu’ils ont pu faire à discrétion, ne craignant ni examen ni vérification de la part de qui que ce fût, ni surtout de gens intéressés à découvrir et manifester leur fraude. Si, depuis lors, il lui reste quelques papiers encore, on les guette pour s’en emparer au plus tard à sa mort ; et, par les mesures prises, il est bien difficile qu’il en échappe aucun aux mains commises pour tout saisir. Le seul moyen qu’il ait de les conserver est de les déposer secrètement, s’il est possible, en des mains vraiment fidèles et sûres. Je m’offre à partager avec vous les risques de ce dépôt, et je m’engage à n’épargner aucun soin pour qu’il paraisse un jour aux yeux du public tel que je l’aurai reçu, augmenté de toutes les observations que j’aurai pu recueillir, tendantes à dévoiler la vérité. Voilà tout ce que la prudence me permet de faire pour l’acquit de ma conscience, pour l’intérêt de la justice, et pour le service de la vérité.

[…]

ROUSSEAU. — Et c’est aussi tout ce qu’il désire lui-même. L’espoir que sa mémoire soit rétablie un jour dans l’honneur qu’elle mérite, et que ses livres deviennent utiles par l’estime due à leur auteur, est désormais le seul qui peut le flatter en ce monde. Ajoutons-y de plus la douceur de voir encore deux cœurs honnêtes et vrais s’ouvrir au sien. Tempérons ainsi l’horreur de cette solitude, où l’on le force de vivre au milieu du genre humain. Enfin, sans faire en sa faveur d’inutiles efforts, qui pourraient causer de grands désordres, et dont le succès même ne le toucherait plus, ménageons-lui cette consolation, pour sa dernière heure, que des mains amies lui ferment les yeux.

Histoire du précédent écrit

Dans cette situation, trompé dans tous mes choix, et ne trouvant plus que perfidie et fausseté parmi les hommes, mon âme, exaltée par le sentiment de son innocence et par celui de leur iniquité, s’éleva par un élan jusqu’au siège de tout ordre et de toute vérité, pour y chercher les ressources que je n’avais plus ici-bas. Ne pouvant plus me confier à aucun homme qui ne me trahît, je résolus de me confier uniquement à la Providence, et de remettre à elle seule l’entière disposition du dépôt que je désirais laisser en de sûres mains.

Enfin, mon manuscrit étant prêt, je l’enveloppai, et j’y mis la suscription suivante :

DÉPÔT REMIS A LA PROVIDENCE.

« Protecteur des opprimés, Dieu de justice et de vérité, reçois ce dépôt que remet sur ton autel et confie à ta providence un étranger infortuné, seul, sans appui, sans défenseur sur la terre, outragé, moqué, diffamé, trahi de toute une génération, chargé depuis quinze ans, à l’envi, de traitements pires que la mort, et d’indignités inouïes jusqu’ici parmi les humains, sans avoir pu jamais en apprendre au moins la cause. Toute explication m’est refusée, toute communication m’est ôtée ; je n’attends plus des hommes aigris par leur propre injustice qu’affronts, mensonges et trahisons. Providence éternelle, mon seul espoir est en toi ; daigne prendre mon dépôt sous ta garde, et le faire tomber en des mains jeunes et fidèles, qui le transmettent exempt de fraude à une meilleure génération ; qu’elle apprenne, en déplorant mon sort, comment fut traité par celle-ci un homme sans fiel et sans fard, ennemi de l’injustice, mais patient à l’endurer, et qui jamais n’a fait, ni voulu, ni rendu de mal à personne. Nul n’a droit, je le sais, d’espérer un miracle, pas même l’innocence opprimée et méconnue. Puisque tout doit rentrer dans l’ordre un jour, il suffit d’attendre. Si donc mon travail est perdu, s’il doit être livré à mes ennemis, et par eux détruit ou défiguré, comme cela paraît inévitable, je n’en compterai pas moins sur ton œuvre, quoique j’en ignore l’heure et les moyens ; et après avoir fait, comme je l’ai dû, mes efforts pour y concourir, j’attends avec confiance, je me repose sur ta justice, et me résigne à ta volonté.»

Tout cela fait, je pris sur moi mon paquet, et je me rendis, le samedi 24 février 1776, sur les deux heures, à Notre-Dame, dans l’intention d’y présenter le même jour mon offrande.

[…]

Quinze jours après je retourne chez lui, fortement persuadé que le moment était venu où le voile de ténèbres qu’on tient depuis vingt ans sur mes yeux allait tomber, et que, de manière ou d’autre, j’aurais de mon dépositaire des éclaircissements qui me paraissaient devoir nécessairement suivre de la lecture de mon manuscrit. Rien de ce que j’avais prévu n’arriva. Il me parla de cet écrit comme il m’aurait parlé d’un ouvrage de littérature que je l’aurais prié d’examiner pour m’en dire son sentiment. Il me parla de transpositions à faire pour donner un meilleur ordre à mes matières ; mais il ne me dit rien de l’effet qu’avait fait sur lui mon écrit, ni de ce qu’il pensait de l’auteur. Il me proposa seulement de faire une édition correcte de mes œuvres, en me demandant pour cela mes directions.

Un cas d’école typique. Il m’est arrivé également de transmettre des textes dont le contenu ne pouvait pas ne pas secouer l’âme, engranger une discussion sérieuse, émouvante, profonde. Par exemple j’ai transmis tes rêveries. Il faut s’attendre soit à n’avoir aucune réponse, aucun commentaire (le plus souvent car le plus facile). Soit à obtenir la réaction, la réponse que tu décris : ne pas faire grand cas du texte transmis, faire semblant qu’il s’agit au final de quelque chose de bien anodin, de banal, en discuter comme on discuterait d’un roman ou de n’importe quel sujet sans importance. Pour les personnes non-informées (poisson) ou les personnes persécutés (mutant), nous pouvons utiliser cette réaction typique comme forme de test : si l’autre ne peut pas discuter sérieusement de ce que vous lui avez transmis et cherche à en minimiser l’importance, vous savez que son comportement n’est pas la résultante de sa personnalité mais la seule réponse qu’il peut proposer en tant qu’agent. Cela est valable à l’écrit et à l’orale. J’ai vu cela des centaines de fois. La technique prend toujours la même forme. Vous repèrerez aisément la manœuvre. Etant un scientifique, je propose même un critère de falsifiabilité / réfutabilité selon Popper à mon test. Transmettez un document dont vous jugez le contenu suffisamment grave pour qu’il ne puisse pas ne pas engendrer une discussion sérieuse avec vos interlocuteurs, des gens qui vous sont très proches et qui ne peuvent pas raisonnablement balayer votre texte du revers de la main. Choisissez 5-10 personnes avec des profils, des âges, des caractères différents et transmettez le texte. Si vous avez un panel varié de comportements et de réponses complexes de la part de ces personnes sincèrement intéressées et à votre écoute, alors ma théorie est fausse et ce ne sont pas des agents . A l’inverse, si vous n’avez pas de réponses, des réponses fuyantes, de la minimisation, de la gêne où qu’ils font une pirouette pour se dissimuler derrière une prétendue naïveté ou un manque d’intelligence, vous savez à quoi vous en tenir : ce sont des agents. Car TOUT LE MONDE comprend très bien le contenu d’un texte qui dénonce des persécutions effroyables. TOUT LE MONDE.

[…]

Depuis lors j’ai cessé d’aller chez lui. Il m’a fait deux ou trois visites, que nous avons eu bien de la peine à remplir de quelques mots indifférents, moi n’ayant plus rien à lui dire, et lui ne voulant me rien dire du tout.

[…]

En m’apprenant que mon sort était sans ressource, il m’apprit à ne plus lutter contre la nécessité. Un passage de l’Émile que je me rappelai me fit rentrer en moi-même et m’y fit trouver ce que j’avais cherché vainement au-dehors. Quel mal t’a fait ce complot ? que t’a-t-il ôté de toi ? quel membre t’a-t-il mutilé ? quel crime t’a-t-il fait commettre ? Tant que les hommes n’arracheront pas de ma poitrine le cœur qu’elle enferme, pour y substituer, moi vivant, celui d’un malhonnête homme, en quoi pourront-ils altérer, changer, détériorer mon être ? Ils auront beau faire un Jean-Jacques à leur mode, Rousseau restera toujours le même en dépit d’eux.

Cet angle de vue, celui du verre plein au lieu du verre vide, a une grande importance également et je ne le soulignerai jamais assez.

N’ai-je donc connu la vanité de l’opinion que pour me remettre sous son joug aux dépens de la paix de mon âme et du repos de mon cœur ? Si les hommes veulent me voir autre que je ne suis, que m’importe ? L’essence de mon être est-elle dans leurs regards ? S’ils abusent et trompent sur mon compte les générations suivantes, que m’importe encore ? Je n’y serai plus pour être victime de leur erreur. S’ils empoisonnent et tournent à mal tout ce que le désir de leur bonheur m’a fait dire et faire d’utile, c’est à leur dam et non pas au mien. Emportant avec moi le témoignage de ma conscience, je trouverai, en dépit d’eux, le dédommagement de toutes leurs indignités. S’ils étaient dans l’erreur de bonne foi, je pourrais en me plaignant les plaindre encore et gémir sur eux et sur moi ; mais quelle erreur peut excuser un système aussi exécrable que celui qu’ils suivent à mon égard avec un zèle impossible à qualifier ? Quelle erreur peut faire traiter publiquement en scélérat convaincu le même homme qu’on empêche avec tant de soin d’apprendre au moins de quoi on l’accuse ? Dans le raffinement de leur barbarie, ils ont trouvé l’art de me faire souffrir une longue mort en me tenant enterré tout vif. S’ils trouvent ce traitement doux, il faut qu’ils aient des âmes de fange ; s’ils le trouvent aussi cruel qu’il l’est, les Phalaris, les Agathocles, ont été plus débonnaires qu’eux. J’ai donc eu tort d’espérer les ramener en leur montrant qu’ils se trompent : ce n’est pas de cela qu’il s’agit ; et, quand ils se tromperaient sur mon compte, ils ne peuvent ignorer leur propre iniquité. Ils ne sont pas injustes et méchants envers moi par erreur, mais par volonté : ils le sont parce qu’ils veulent l’être ; et ce n’est pas à leur raison qu’il faudrait parler, c’est à leurs cœurs dépravés par la haine. Toutes les preuves de leur injustice ne feront que l’augmenter ; elle est un grief de plus qu’ils ne me pardonneront jamais.

Mais c’est encore plus à tort que je me suis affecté de leurs outrages au point d’en tomber dans l’abattement et presque dans le désespoir. Comme s'il était au pouvoir des hommes de changer la nature des choses, et de m’ôter les consolations dont rien ne peut dépouiller l’innocent ! Et pourquoi donc est-il nécessaire à mon bonheur éternel qu’ils me connaissent et me rendent justice ? Le ciel n’a-t-il donc nul autre moyen de rendre mon âme heureuse et de la dédommager des maux qu’ils m’ont fait souffrir injustement ? Quand la mort m’aura tiré de leurs mains, saurai-je et m’inquiéterai-je de savoir ce qui se passe encore à mon égard sur la terre ? A l’instant que la barrière de l’éternité s’ouvrira devant moi, tout ce qui est en-deçà disparaîtra pour jamais ; et si je me souviens alors de l’existence du genre humain, il ne sera pour moi dès cet instant même que comme n’existant déjà plus.

J’ai donc pris enfin mon parti tout-à-fait ; détaché de tout ce qui tient à la terre et des insensés jugements des hommes, je me résigne à être à jamais défiguré parmi eux, sans en moins compter sur le prix de mon innocence et de ma souffrance. Ma félicité doit être d’un autre ordre ; ce n’est plus chez eux que je dois la chercher, et il n’est pas plus en leur pouvoir de l'empêcher que de la connaître. Destiné à être dans cette vie la proie de l’erreur et du mensonge, j’attends l’heure de ma délivrance et le triomphe de la vérité sans les plus chercher parmi les mortels. Détaché de toute affection terrestre, et délivré même de l’inquiétude de l’espérance ici-bas, je ne vois plus de prise par laquelle ils puissent encore troubler le repos de mon cœur. Je ne réprimerai jamais le premier mouvement d’indignation, d’emportement, de colère, et même je n’y lâche plus ; mais le calme qui succède à cette agitation passagère est un état permanent dont rien ne peut plus me tirer.

L’espérance éteinte étouffe bien le désir, mais elle n’anéantit pas le devoir, et je veux jusqu’à la fin remplir le mien dans ma conduite avec les hommes. Je suis dispensé désormais de vains efforts pour leur faire connaître la vérité, qu’ils sont déterminés à rejeter toujours ; mais je ne le suis pas de leur laisser les moyens d’y revenir autant qu’il dépend de moi, et c’est le dernier usage qui me reste à faire de cet écrit. En multiplier incessamment les copies, pour les déposer ainsi çà et là dans les mains des gens qui m’approchent, serait excéder inutilement mes forces, et je ne puis raisonnablement espérer que de toutes ces copies ainsi dispersées une seule parvienne entière à sa destination. Je vais donc me borner à une, dont j’offrirai la lecture à ceux de ma connaissance que je croirai les moins injustes, les moins prévenus, ou qui, quoique liés avec mes persécuteurs, me paraîtront avoir néanmoins encore du ressort dans l’âme et pouvoir être quelque chose par eux-mêmes. Tous, je n’en doute pas, resteront sourds à mes raisons, insensibles à ma destinée, aussi cachés et faux qu’auparavant. C’est un parti pris universellement et sans retour, surtout par ceux qui m’approchent. Je sais tout cela d’avance, et je ne m’en tiens pas moins à cette dernière résolution, parce qu’elle est le seul moyen qui reste en mon pouvoir de concourir à l’œuvre de la Providence, et d’y mettre la possibilité qui dépend de moi. Nul ne m’écoutera, l’expérience m’en avertit ; mais il n’est pas impossible qu’il s’en trouve un qui m’écoute, et il est désormais impossible que les yeux des hommes s’ouvrent d’eux-mêmes à la vérité. C’en est assez pour m’imposer l’obligation de la tentative, sans en espérer aucun succès. Si je me contente de laisser cet écrit après moi, cette proie n’échappera pas aux mains de rapine qui n’attendent que ma dernière heure pour tout saisir et brûler, ou falsifier. Mais si parmi ceux qui m’auront lu il se trouvait un seul cœur d’homme, ou seulement un esprit vraiment sensé, mes persécuteurs auraient perdu leur peine, et bientôt la vérité percerait aux yeux du public. La certitude, si ce bonheur inespéré m’arrive, de ne pouvoir m’y tromper un moment, m’encourage à ce nouvel essai. Je sais d’avance quel ton tous prendront après m’avoir lu. Ce ton sera le même qu’auparavant, ingénu, patelin, bénévole ; ils me plaindront beaucoup de voir si noir ce qui est si blanc, car ils ont tous la candeur des cygnes ; mais ils ne comprendront rien à tout ce que j’ai dit là. Ceux-là, jugés à l’instant, ne me surprendront point du tout, et me fâcheront très peu. Mais si, contre toute attente, il s’en trouve un que mes raisons frappent et qui commence à soupçonner la vérité, je ne resterai pas un moment en doute sur cet effet, et j’ai le signe assuré pour le distinguer des autres quand même il ne voudrait pas s’ouvrir à moi. C’est de celui-là que je ferai mon dépositaire, sans même examiner si je dois compter sur sa probité : car je n’ai besoin que de son jugement pour l’intéresser à m’être fidèle. Il sentira qu’en supprimant mon dépôt il n’en tire aucun avantage ; qu’en le livrant à mes ennemis il ne leur livre que ce qu’ils ont déjà, qu’il ne peut par conséquent donner un grand prix à cette trahison, ni éviter, tôt ou tard, par elle le juste reproche d’avoir fait une vilaine action : au lieu qu’en gardant mon dépôt il reste toujours le maître de le supprimer quand il voudra ; et peut un jour, si des révolutions assez naturelles changent les dispositions du public, se faire un honneur infini, et tirer de ce même dépôt un grand avantage dont il se prive en le sacrifiant. S'il sait prévoir et s’il peut attendre, il doit, en raisonnant bien, m’être fidèle. Je dis plus : quand même le public persisterait dans les mêmes dispositions où il est à mon égard, encore un mouvement très naturel le portera-t-il, tôt ou tard, à désirer de savoir au moins ce que Jean-Jacques aurait pu dire si on lui eût laissé la liberté de parler. Que mon dépositaire se montrant leur dise alors : Vous voulez donc savoir ce qu’il aurait dit ? Eh bien ! le voilà. Sans prendre mon parti, sans vouloir défendre ma cause ni ma mémoire, il peut, en se faisant mon simple rapporteur, et restant au surplus, s'il peut, dans l'opinion de tout le monde, jeter cependant un nouveau jour sur le caractère de l’homme jugé : car c’est toujours un trait de plus à son portrait de savoir comment un pareil homme osa parler de lui-même.

Si parmi mes lecteurs je trouve cet homme sensé disposé, pour son propre avantage, à m’être fidèle, je-suis déterminé à lui remettre non seulement cet écrit, mais aussi tous les papiers qui restent entre mes mains, et desquels on peut tirer un jour de grandes lumières sur ma destinée, puisqu’ils contiennent des anecdotes, des explications, et des faits que nul autre que moi ne peut donner, et qui sont les seules clefs de beaucoup d’énigmes qui, sans cela, resteront à jamais inexplicables.

Si cet homme ne se trouve point, il est possible au moins que la mémoire de cette lecture, restée dans l’esprit de ceux qui l’auront faite, réveille un jour en quelqu’un d’eux quelque sentiment de justice et de commisération, quand, longtemps après ma mort, le délire public commencera à s’affaiblir.

Alors ce souvenir peut produire en son âme quelque heureux effet que la passion qui les anime arrête de mon vivant, et il n’en faut pas davantage pour commencer l’œuvre de la Providence. Je profiterai donc des occasions de faire connaître cet écrit, si je les trouve, sans en attendre aucun succès. Si je trouve un dépositaire que j’en puisse raisonnablement charger, je le ferai, regardant néanmoins mon dépôt comme perdu, et m’en consolant d’avance. Si je n’en trouve point, comme je m’y attends, je continuerai de garder ce que je lui aurais remis, jusqu’à ce qu’à ma mort, si ce n’est plus tôt, mes persécuteurs s’en saisissent. Ce destin de mes papiers, que je vois inévitable, ne m’alarme plus. Quoi que fassent les hommes, le ciel à son tour fera son œuvre. J’en ignore le temps, les moyens, l’espèce. Ce que je sais, c’est que l’arbitre suprême est puissant et juste, que mon âme est innocente, et que je n’ai pas mérité mon sort : cela me suffit. Céder désormais à ma destinée, ne plus m’obstiner à lutter contre elle, laisser mes persécuteurs disposer à leur gré de leur proie, rester leur jouet sans aucune résistance durant le reste de mes vieux et tristes jours, leur abandonner même l'honneur de mon nom et ma réputation dans l’avenir, s’il plaît au ciel qu’ils en disposent, sans plus m’affecter de rien, quoi qu’il arrive ; c’est ma dernière résolution. Que les hommes fassent désormais tout ce qu’ils voudront ; après avoir fait, moi, ce que j’ai dû, ils auront beau tourmenter ma vie, ils ne m’empêcheront pas de mourir en paix.

De sages paroles encore, même si elles sont très tristes. En 2023 et pour le reste de ma vie, je suis ton dépositaire. D’autres l’ont été avant moi, d’autres le seront après moi. Je tâcherai de me rendre digne de la tâche.

Ton Ami Viafx24, le 16 avril 2023.